æüP

'4 ' -4* ....

. m ' A-' : r* -*r

■ê& Æbtf’i*u f. ‘Êh££& ffjj

PtjfiJ &r;p

4k ' •" ■JpWZ-'&r 'T ^gzéfrr» ’?'■■ . ...

*- >> ^ .

1 -ir* ' -ri»

!/,.. 1 ..MH

' v > - ^ * *> /

» ,x .-^ - j';

''KM&ffît *vv

■■"'** i'r> <L 1 P '

y z

jP*'fn!'#,

^ :"x -^PPSi

-* . - ^ ^ , - ,/ / -4 ' ^ . .

*&. P .*--v ^ t * V

jo& ■./-.'-y^i. - .

•'**' *//>:% $}»*. .

. **%*Ç . .

.■ «4L * jL. -' 4

, **34 *

4

? ^ ^ ,

r^X * ï

f-

3B% ,. *.:,**{

.

*71/-

a*

Ï;.P ? 4

N

v M

JlL

\

PK>^fe

~: 4 #

&»u/JC ■***»

7 y w ■■ '

jm/-A

wm&.

' .V"

æ&mæSÈmam

a:

v;\ ■?■ "

-.

Æ ; ; -/f».s «*?•'• v #-v -’: **' f,"i''n‘ V vi

Wmm

’, «&{&?,*«$ i#/Ç$ojtî

' ■■;,

3pjpfcS

$0*wM

SggfgpP

iïîisfV'#'? .■'■

ÿ .** .; *>«|£3£^?raWg«

,• .-•, ."'ir-

rfsî'w?

' S

HM

•> :.

S'ViwfSi

« SSBHHi

Ipglp

•-{ 'h.'V'^”* ey3?*, ? . ^,~r<.

s|£iS y '■’€;

IféÉS V- j

VOYAGE

A ATHÈNES

A CONSTANTINOPLE.

rue Richeliei

la Bibliothèque du Roi ; , 3o , Soho-Squa

L’AUTEUR, rue Cassette, a3;

DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, Imp.-Lib., rue Saint-Louis , N“ 46 ,

M"' FORMENTIN , rue Saint-André-des-Arts, N" 5g;

TREUTTEL ET WURTZ, rue de Bourbon, N” 17; même Maison de Commerce, à Strasbourg; à Londre. BOSSANGE PÈRE, rue Richelieu, N” 60; même Maison de Commerce, h Londre MAZE, rue Git-le-Cœur , 4;

ARTHUS-BERTRAND, rue Haulefeuillc , N" 24 ;

CHAILLOU ET POTRELLE, rue Saint-Honoré, en face l’Oratoire;

SAZERAC ET DUVAL , passage de l’Opéra , escalier A.

VOYAGE

A ATHÈNES

A CONSTANTINOPLE,

COLLECTION

DE PORTRAITS, DE VUES ET DE COSTUMES GRECS ET OTTOMANS,

PEINTS SUR LES LIEUX, D’APRÈS NATURE, LITHOGRAPHIÉS ET COLORIÉS

Par L. DUPRE,

ÉLÈVE DE DAVID;

ACCOMPAGNÉ D’UN TEXTE ORNÉ DE VIGNETTES.

PARIS,

IMPRIMERIE DE DONDEY-DUPRÉ, RUE SAINT-LOUIS, 46, AU MARAIS.

-

aAo cJ|feoi.i6i#UÆ>

dddt cSo??i/e ldlemm/~ de Ûvis,

' rttf bc -Stance*

JUk)oiuiieuü Pe Goiute_v ,

^e, sont -vos lonoralles esicotttmaeniens ysu on/ aide mes '//remte-rs /uts dans la carrière des ts/fa-rùs . ' ttoùre sollicitude /mtenielle a constamment veille Mor mot,. ^/é> toutes les é/ioysiee de ma, vie,i ai retroussé votre mÿémei/se lonte ' totÿows tm^atiÿalle, (Sn vous déda/n/ /e seul ou/vraae il me sot/ /errms d inscrire mon nom /très de celui, de mon, ndle /roteeteur, /utt^/ie, <y/&onsieur le %. 'omte , nous /trouver yue mon cœur a senti tou/ le /mat de nos s omis, e/ ÿtie mes ont été soutenus /uzr ma reconsm/^ance l

'/de suis avec le /dus /troflmd res/tec/ ,

Jd oiwteuo Pe Comtes ,

ty/vtrc trr.itutmi/e

y trai-oic/an/ k/erviteur

JC. ffîup-tej.

Il est un souhait que doit former tout homme qui aime ou qui cultive les arts : c’est de visiter un jour cette terre sacrée qui vit leur naissance et leur gloire. La Grèce, au tems de ses grandeurs comme au milieu de ses ruines, a toujours offert un degré d’intérêt plus élevé qu’aucune autre contrée dans les mêmes vicis¬ situdes. Heureuse et florissante, elle instruisit et civilisa le reste du monde; du sein du malheur et de l’ab¬ jection , elle l’a dominé encore par le génie ; elle a régné sur lui par la puissance des souvenirs , et les débris de son naufrage ont servi à reconstruire l’édifice des connaissances humaines. Tous les arts lui doivent leurs plus heureuses conceptions : leurs plus admirables ouvrages ; le poète prend pour modèle Homère; le sculp¬ teur veut imiter Phidias; le peintre invoque le génie d’Apelles, et l’architecte va méditer sur les restes du Parthénon ; mais si la gloire de la Grèce fut grande , son infortune le fut bien plus encore , et cette mère de tant de personnages fameux par leurs talens et leurs vertus , par leur génie et leur courage , n’enfante plus, depuis des siècles, que pour l’esclavage et l’opprobre. Quel peuple eut jamais des droits mieux acquis que les Grecs à l’admiration comme à la pitié des hommes! Tel est le double sentiment qui remplit les âmes généreuses, surtout aujourd’hui que cette intéressante nation, irritée par l’excès même de ses maux, s’est levée, pleine de souvenirs et de ressentimens , pour combattre ses oppresseurs , et laver dans leur sang une longue et cruelle injure. Puisse-t-elle, dans sa lutte héroïque, ne point avoir d’autres ennemis que ses ennemis naturels! Puissent ses glorieux efforts obtenir le triomphe dont ils sont dignes ! Puissent ses Achille et ses Ajax nouveaux trouver un autre Homère pour chanter leurs exploits !

Vainement l’ignorance et le fanatisme de ses tyrans avaient fait de cette belle contrée une terre inhospi¬ talière : chaque année amenait, de tous les pays civilisés, sur les mélancoliques rivages de l’Altique et du Péloponèse , des voyageurs de tout rang, de tout âge et de tout sexe, qui affrontaient les périls et les fatigues d’une navigation lointaine , pour venir contempler ces ruines précieuses que le stupide Osmanly possède , regarde et détruit avec indifférence. Si, malgré les nombreuses et savantes descriptions de la Grèce, le seul

( 2 )

désir de la voir a pu y attirer de tout tems une foule curieuse et sans mission, a combien plus juste titie l'artiste s’y sent-il appelé? Ce n’est point un désir sans but qui l'entraîne; dès qu’il touche le sol sacré, son imagination s’enflamme, ses pensées se pressent en foule, ses regards cherchent et découvrent encore des objets dignes d'intérêt, et sa main sait en fixer aussitôt l’image ou le souvenir; car s il est parti avec des espérances, il doit revenir avec des richesses: c’est ainsi que s'accomplit son pèlerinage, et que se justifie l'impatiente ardeur de son vœu.

Pour moi , familiarisé, dès mes plus jeunes années, et sous la direction de 1 illustre David , avec 1 histoiie et les chefs-d’œuvre de la Gi’èce, j’avais rêvé ce voyage, dans mon enfance même; plus tard, je sentis s ac¬ croître mon désir, quand, amené par mes études au sein de l'Italie, je pus, au milieu de tant d œuvres diverses, comparer les anciens avec les modernes, confronter ainsiftes imitations avec les modèles, et, par ce rapprochement, me convaincre de la supériorité que , dans leur mutilation même, ces dépouilles de l'antiquité conservent encore sur les beaux ouvrages des grands maîtres de la renaissance.

J’étais depuis six ans dans cette seconde patrie des beaux-arts, ayant successivement parcouru Bologne et Florence, habité Rome et Naples, visité Pompeï et Pestum, et enrichi partout mon portefeuille d’études et de souvenirs , quand trois jeunes Anglais , aimant les arts , me firent proposer de les accompagner en Grèce ; cette occasion était la troisième qui me fût offerte en Italie , mais la seule que les circonstances m’eussent permis jusqu’alors d’accepter. Comme moi, ces voyageurs désiraient visiter la patrie des arts et du génie , avec quelque profit, et conserver des traces de ce qu’ils y auraient vu. Un échange de ressources et de facultés fut donc aussitôt proposé et conclu entre trois riches curieux qui voulaient examiner la Grèce , avec les arts pour auxiliaires, et un jeune artiste sans fortune qui désii-ait la parcourir avec agrément et utilité. Fidèles de part et d’autre à nos engagemens, nous avons vécu pendant quatre mois dans un accord que n’a pu troubler un seul instant la dissidence de nos opinions sur les arts , comme en d’autres matières. C’est avec un vif empressement que je saisis l’occasion de témoigner à MM. Hyett, Hay et Viwian, mes honorables compagnons de voyage , combien j’ai toujours eu à me féliciter de leurs procédés nobles et délicats , et de leur exprimer ici la reconnaissance avec laquelle j’en garde le souvenir.

Les dessins que j’offre au public ont été exposés au dernier Salon; ils m’ont valu, de la part de juges éclairés, les encouragemens les plus flatteurs, et je cède, je dois le dire, à la confiance que de pareils té¬ moignages ont m’inspirer, en publiant aujourd’hui cette collection de vues, de costumes et de portraits. Si je me suis permis d’y joindre un court récit de mon voyage, ce n’est point assurément pour redire, sur des lieux si souvent visités et décrits , ce qu’on a mille fois répété avant moi , mais seulement pour donner des explications que je crois indispensables , et pour faire , si je puis m’exprimer ainsi , l’histoire de mes dessins.

Je quittai Rome le 2 février 1819, pour aller rejoindre à Naples mes compagnons , qui m’y attendaient. Nous nous trouvâmes arrêtés deux semaines dans cette dernière ville, par quelques préparatifs. Je n’en fus pas fâché pour mon compte : j’étais heureux , avant d’abandonner tout-à-fait l'Italie , de revoir quelques amis, et beaucoup de connaissances intéressantes que j’avais laissées à Naples. J’y retrouvai, entr’autres,

M. Rossini, dont je fis le portrait : c’est le premier dessin qui ait fait connaître en France les traits de ce cé¬ lèbre musicien. Je revis avec un charme nouveau les bords si doux de Parthénope, et ce golfe enchanteur que l’éclat des rives du Bosphore n’a pu me faire moins admirer. Le 1 7 , nous partîmes de Naples , nous dirigeant, par la voie Appienne , sur Barletta , nous devions nous embarquer. Le lendemain , nous étions aux environs de Foivhia d’Arpaja, les anciennes Fourches Caudines , dont le souvenir honteux pour les Romains fut bientôt effacé par tant de triomphes et de gloire. Je trouvai dans cette réflexion quelque adou¬ cissement à de patriotiques douleurs que l’orgueil national anglais venait parfois réveiller dans mon ame, L’Apulie passait , en ce moment , pour être infestée de voleurs , et seize têtes récemment coupées, que nous vîmes exposées par ordre de la justice, au milieu des redoutables défilés de Bovino , ne nous prouvaient que trop le peu de sûreté des routes. On nous conta que, quelques jours auparavant, trente-huit de ces brigands armés avaient mis en fuite deux cent cinquante hommes de troupes. Nous arrivâmes toutefois à Barletta sans accident, ayant vu, dans cette journée, les fameuses plaines de Cannes, et salué de loin les champs de Dio¬ mède, ainsi que les ruines de l’hospitalière Canusium, les Romains vaincus trouvèrent un refuge. Le soir même de notre arrivée à Barletta , mes compagnons de voyage firent leur testament. Le lendemain , nous visitâmes ensemble la ville nommée Barulum. On n’y retrouve aucune trace de l’antiquité ; ses- églises mêmes, toutes gothiques, n’offrent pas un seul détail digne d’attention, et sa prétendue statue d’Héraclius est d’un style barbare. Il me tardait beaucoup de quitter Barletta 5 chaque jour passé sur cet insignifiant ri¬ vage me semblait perdu pour la Grèce. Enfin , nous nous embarquâmes , mais seulement pour la forme ; car les vents constamment contraires nous retenaient en rade. La première nuit fut cruelle , à cause du roulis ; je la passai presqu’entièrement sur le pont , croyant trouver , dans la vivacité de l'air marin, quelque sou¬ lagement au mal-aise que j’épi'ouvais. La lampe allumée , suivant la coutume , devant l’image de laMadonne , s’étant tout-à-coup éteinte , nos matelots augurèrent mal de notre traversée : leur pressentiment ne fut que trop vrai ; nous mîmes trois semaines pour faire, de Barletta à Corfou, un trajet qu’on fait ordinairement en trois jours. Le 22 , cependant, nous déployâmes nos voiles, mais nous fûmes bientôt forcés de reprendre terre à Barri, , ayant enfreint, sans nous en douter , les lois de la quarantaine , l’on chercha à nous per¬ suader que nous aurions être fusillés, et bien nous prit, je crois , de n’être pas Napolitains. Nous profi¬ tâmes de notre station forcée dans ce port pour prendre une idée de la ville. L’intérieur en est sale et laid ; mais , parvenu sur les remparts , on jouit d’un coup-d’œil aussi varié que pittoresque. Nous revenions sur nos pas, pour visitei* quelques églises dont on nous avait vanté la beauté, quand j’aperçus, chemin faisant, plu¬ sieurs femmes du pays occupées à puiser de l’eau. Je remarquai avec intérêt quelles s’y prenaient comme dans les environs de Pompeï et d'Herculanum , et, m’étant approché, je reconnus, je ne sais avec quel plaisir, que les puits étaient semblables à ceux qu’on a retrouvés dans ces deux villes antiques. Ainsi, quand tout a changé, les villes, la société, la langue et les coutumes, quelques simples usages de la vie commune, se conservant intacts à travers la succession des siècles, viennent parfois rattacher les peuples d’aujourd’hui aux peuples d’autrefois. J’arrivai, en réfléchissant ainsi, au milieu de la nef de Saint-Nicolas, et je ne pus m’empêcher d’en admirer l’architecture gothique , malgi'é les préventions défavorables que m’avaient laissées

MM '

(4)

les églises de Barletta. Notre guide sut d’ailleurs nous en rendre l’aspect plus intéressant encore , en nous ap¬ prenant que ce fut de que le pape Urbain II lança , en plein concile , 1 anathème contre ces pauvres Grecs que nous allions visiter. Si ce n’est pas seulement depuis cette époque que leur sort est si déplorable, au moins faut-il avouer que la rancune du Vatican n’a pas peu contribué à l’abandon dans lequel ils gémissent , et à l'indifférence de l’Europe chrétienne pour les chrétiens de l'Orient.

Partis, le 24, de Barri, nous fûmes contraints par le mauvais tems qui ne discontinuait pas, de relâcher, le 25 au matin, à Brindes, quelques lettres de recommandation dont M. Hay s’était prudemment pourvu , nous procurèrent l’accueil le plus aimable et le plus empressé. La mer Adriatique ne voulant point dé¬ mentir à nos yeux les épithètes de cruelle et de perfide , que les poètes anciens lui ont données , nous re¬ foulait ainsi sur la côte à chaque instant, et nous forçait à chercher de port en port un abri contre ses flots courroucés. Cette fois elle nous tint rigueur plus long-tems , et nous fit séjourner une semaine entière sur la terre des Iapyges ; mais le charme des lieux et la magie des souvenirs me faisaient supporter ce dernier retard avec plus de résignation. Le port de Brindes, presque comblé aujourd’hui, fut long-tems le plus sûr et le plus beau de l’Adriatique 5 c’est que les anciens Romains venaient s’embarquer pour la Grèce ; de que Paul-Emile , plus heureux que nous, mit seulement huit heures pour aborder à Corcyre 5 dans ce port, deux grands ennemis avaient été en présence : César tenta vainement d’y bloquer Pompée , qui força le passage 5 Octavie vint y traiter, pour Auguste , avec l’amant de Cléopâtre ; Mécène y conduisit Horace Pa- cuve y prit naissance , et Virgile y mourut. Occupé par toutes ces pensées , j’errais avec plaisir dans l’inté¬ rieur de la ville, hors de ses murs, cherchant à découvrir quelques ruines, dessinant quelques points de vue, et oubliant, en quelque sorte, que nous demeurions malgré nous sur ce rivage. Nous étions, d’ailleurs, traités par toutes les personnes que nous eûmes occasion de voir à Brindes , avec trop d’égards et de préve¬ nances, pour ne pas y trouver un ample dédommagement à la légère contrariété que nous éprouvions. Ces mœurs hospitalières que nous retrouvions ainsi aux confins de l'antique Messapie, et dont il ne reste chez les modernes Italiens presqu’aucune trace, nous rappelaient les beaux jours de cette grande Grèce que nous venions de traverser , hélas ! au milieu des ruines , de l’abandon , des brigands et de la misère.

Q/u* cL

(5)

Les vents contraires ayant cessé dans la nuit du 4 mars, nous déployâmes nos voiles. Le 5 , nous avions déjà dépassé de vingt milles les tours pittoresques d’Otrante, quand le vent du siroc, qui règne presque constamment en hiver dans ces parages, vint de nouveau nous contraindre à relâcher. Nous mouillâmes dans la rade d’Otrante, j’eus le tems de faire deux croquis de la ville; mais notre station y fut de courte durée, et nous laissâmes dès le lendemain derrière nous ce rivage, pour ne plus le revoir. Le 8, au matin, nous découvrîmes distinctement sur notre droite l’ile de Fano , que l’on a prise long-tems pour celle de Calvpso. Sans examiner vainement les raisons qui s’élèvent pour ou contre cette opinion , je me plus à voir, dans cette petite masse de roches , le séjour enchanté d’une nymphe auprès de qui Ulysse n’avait pu oublier ni sa patrie ni son épouse ; et j’étais trop heureux de retrouver ainsi tout d’un coup Homère et ses fables divines, sur les frontières de l’antiquité grecque. J’aurais volontiers considéré de plus près cette île immor- lalisée à la fois par le poète de Chio et par l’archevêque de Cambrai; mais il fallut se contenter de l’aper¬ cevoir rapidement et de loin.

Notre vaisseau, poussé par un vent frais, sillonnait la mer Ionienne, et nous ne tardâmes pas à entrer dans le canal de Corfou. Nos regards avides d’objets nouveaux découvrirent bientôt, d’un côté, les hauteurs de Corcyre couvertes d’oliviers et de myrthes, et de l’autre les monts Àcraucérauniens , avec leur neige et leur aridité. Ah! que ne pouvais -je alors peindre tout ce qui s’offrait à ma vue! ces rocs inacessibles , si souvent frappés de la foudre' ; cette mer écumante qui vient bondir sur la plage déserte de Loukovo; cet horizon enchanteur, ces nuages diaprés, et ces mille accidens de lumièi’e que le soleil et l’ombre produi¬ saient tour à tour dans le ciel, sur la terre et sur les eaux! Mais la rapidité de notre marche ne m’aurait pas permis d’en pouvoir rien saisir, et je voyais à regret s’effacer successivement ces divers aspects qui nous annonçaient déjà si poétiquement la Grèce.

Vers le déclin du jour nous franchîmes la passe, et notre navire jeta l’ancre, avant la nuit, dans le port de Corfou. Le premier objet qui vint y frapper més regards fut le pavillon anglais flottant sur cette même citadelle où, vingt ans auparavant, la France, prenant en quelque sorte possession de la Grèce au nom des Muses, avait fait arborer son étendard victorieux, par les mains d’un jeune poète2. Déplorable destinée d’un pays pour lequel tous les grands événemens qui surviennent en Europe sont sans résultat décisif, et dont l’attente, au milieu des crises politiques, se borne à savoir quels seront ses maîtres nouveaux!

Le repos de la nuit, et un certain contentement de cœur presqu’indéfînissable me firent oublier la fatigue et le mal aise de la mer. Je me levai joyeux et dispos, et je sortis impatient de satisfaire ma curiosité. Enfin jetais en Grèce; c’étaient des Grecs que je voyais, le grec que j’entendais parler; et, quoique cette langue soit altérée , surtout à Corfou , par un mélange d’idiomes occidentaux , l’accent en est toujours sonore , harmonieux, cadencé. Cette nouveauté de langage, la physionomie des habitans, l’ensemble pittoresque de la ville fixaient tour à tour mon attention. Je pris plaisir à errer ainsi , tout le jour, sur les quais, dans les

1 C'est ce qui les a lait nommer Acraucérauniens , ou monts de la foudre. 3 M. Arnault, l’auteur de Marins, etc.

rues , hors des murs , sans soins , sans projets , et lame librement ouverte à toutes les impressions du moment.

À la vue dés lieux chantés par les poètes, comme à l’aspect de ceux que l’histoire a rendus célèbres , le voyageur est involontairement ému : la gloire, de quelque source qu’elle dérive, exerce sur l’imagination de l’homme un pouvoir invincible, qui en prouve la réalité. C’était dans cette disposition d’esprit que je parcourais les environs de Corfou; mais, plus occupé toutefois d’Homère que de Thucydide, et négligeant l’histoire pour la fable , je songeais moins à me retracer les dissentions de Corcyre , que les poétiques mer¬ veilles de l’antique Schérie 5 tant nous sommes enclins à nous intéresser plus fortement à des infortunes imaginaires qu’à des malheurs réels! Rendant à ce séjour sa parure enchantée, ses rians jardins , ses frais ombrages, je répétais les noms harmonieux d’Alcinoüs, d'Ulysse et de Nausicaa; j’assistais aux récits de ce Grec, le plus artificieux des hommes, et, sans être aussi crédule qu’un Phéacien , je ne prenais pas moins d’intérêt aux fables du héros naufragé. Mais , dans ce climat favorisé du ciel , l'imagination , à vrai dire , n’a pas besoin de se mettre en frais pour embellir le paysage : tout y est disposé à souhait pour le plaisir des yeux. Je remontais , le long du rivage, vers la Fortezza nuova, quand je rencontrai sur mes pas quelques Grecs dont les traits et l'habillement singulièrement remarquables ne ressemblaient en rien à ce que j’avais déjà vu ; c’étaient des Suliotes , qui , le regard tristement attaché sur la rive opposée , mesuraient peut-être l’es¬ pace qui les séparait de leurs montagnes. Je me sentis soudainement ému à la vue de ces nobles et malheu¬ reux exilés. Quel enchaînement de victoires et de revers , d’héroïsme et de perfidies, les avait amenés sur ces bords étrangers ! Faibles débris d’une tribu belliqueuse qui préféra toujours l’exil ou la mort à l’escla¬ vage, ils vivaient, loin de leur patrie, du pain de la pitié; honteux de leur inaction, impatiens de ressaisir les armes, et s’attristant sans cesse au souvenir de leurs rochers envahis et de leurs familles décimées par le barbare Ottoman. Ce n’était pas toutefois les premiers martyrs de la liberté qu’eût accueillis ce rivage : Caton d’Utique et Cicéron, après la bataille de Pharsale, s’étaient rencontrés à Coréyre, et cette terre his¬ torique devait, entendre bientôt d’autres soupirs inutiles pour la liberté. Un Anglais trafiquait alors à Corfou de l’existence de Parga avec le bourreau des Grecs. A de tels souvenirs , des paroles d’amertume et d’in¬ dignation sont toujours près d’échapper ; mais il les faut retenir par un sentiment de pudeur , qui sera sans doute apprécié par les instigateurs mêmes de cet odieux marché.

Ce jour -là, je dînai, avec mes compagnons de voyage, dans la citadelle vieille, c’est-à-dire sur l’em¬ placement de l’ancienne Corcyre ; nous y étions invités par les officiers de la garnison anglaise. J’eus à me louer, comme Français, de l’accueil le plus aimable et le plus poli de leur part. Le repas fut gai, quoique long , le service d’une exactitude et d’une propreté remarquables. L’on s’entretint de notre voyage , de la Grèce , de l'état des îles Ioniennes sous le protectorat de l’Angleterre , et l’on vanta beaucoup les bien¬ faits d’un régime contre lequel on ne pouvait guère trouver d’opposition parmi les convives. Si je ne crai¬ gnais d’être taxé d’une certaine partialité nationale , je dirais cependant que j’ai eu lieu plus d’une fois d’entendre exprimer les regrets que les Français ont laissés à Corfou , pour la facilité de leurs rapports avec les habitans, pour l’affabilité de leurs manières, leur douceur, leur humanité et leur désintéressement. Mais les avantages commerciaux qui résultent de la récente franchise du port de Corfou , doivent évidem-

( 7 )

ment , aux yeux de ces Grecs , avides de gain , compenser bien des amertumes , et racheter bien des humi¬ liations attachées à leur dépendance actuelle. S’ils ne sont point libres, au moins leur chaîne est dorée, et l'appât des richesses en allège le poids. A tout prendre , le joug que portent ces insulaires , est aujourd’hui encore préférable à celui sous lequel les tenait le despotisme républicain de Venise, et il n’est point de sort qu’ils ne dussent bénir, en le comparant aux profondes afflictions qui pèsent sur les Grecs soumis au Croissant. Ce n’est pas que la domination britannique soit douce : , comme dans toutes leurs colonies , en Grèce comme ailleurs , les Anglais ne cachent point leur éloignement pour tout ce qui n’est pas leur nation 5 leur froideur inspire la contrainte; leur sévérité repousse l’affection; leur orgueil est offensant, leur inso¬ ciabilité déplaisante ; mais sous leur autorité , comme sous celle des Français , les Corfiotes ont pu du moins reprendre leurs coutumes, leur langue, leur caractère, dont les avait peu à peu dépouillés la puissance des doges , et cette tolérance politique manque rarement son effet ; car ce que les hommes aiment le mieux après la liberté , c’en est l’apparence. Les îles Ioniennes goûtent de plus aujourd’hui les bienfaits de l’ins¬ truction- une université y a été fondée sous les auspices d’un homme vertueux, le lord comte de Guilford, dont la mémoire vivra honorée parmi ces peuples aussi long-tems que celle d’un Thomas Maitland y sera flétrie.

En arrivant à Corfou , nous avions pris à notre service un Grec qui parlait assez bien l’italien, et qui nous servait ainsi tout à la fois de domestique et d’interprète. Comme j’avais témoigné , en sa présence , le désir de peindre quelques Suliotes, il m’en amena deux le lendemain. L’humeur altière et même un peu farouche de ces montagnards , m’avait fait craindre qu’il ne fût difficile de les résoudre à poser ; je fus donc étonné de cet empressement; mais quelques mots de mon truchement, prononcés à voix basse, me rappelèrent qu’il n’est point de fierté qui ne cède aux besoins impérieux de la vie. Cette confidence , tout en me mettant à l’aiâe avec mes nouveaux modèles, me serra douloureusement le cœur; car je ne sache rien au monde de plus propre à exciter la compassion, qu’un soldat dans l’indigence. Familiarisé avec des idées d'ambition , exalté par le sentiment de la gloire , fier par état , imprévoyant par habitude , dans quel abaissement il se trouve plongé , quand il ne lui reste qu’à émouvoir la pitié de ceux qu’il aurait protéger ou combattre ! Tel était sans doute l’état de ces infortunés Suliotes que je voyais devant moi ; et cependant, à leur contenance assurée, à l’expression de leur physionomie triste, mais calme, je crus deviner leur pensée ; ils auraient pu me dire : «Oui , la misère dégrade tout ce qu’elle touche ; elle a nous flétrir aux yeux des hommes ; mais, au fond, avons-nous cessé d’être ce que nous fûmes? Le malheur n’a encore ni avili nos âmes ni amolli nos courages , et ces mains , prêtes à recevoir l'aumône , saisiraient au besoin le glaive pour défendre encore la patrie , s’il nous en restait une. Mais l’espérance nous reste : car ce n'est point à la valeur que nous avons cédé ; nous n’avons succombé que sous la main des traîtres , et le triomphe de la perfidie est aussi éphémère que le secours de la vertu est durable.» En effet, une année fut. à peine écoulée , que ces ardens patriotes , dont l’infortune et l’exil n’avaient pas éteint le courage, arrivant les uns du fond des Abruzzes, les autres des bords ioniens , se réunirent sous un chef intrépide , pour rentrer dans leurs montagnes, dont les échos retentirent long-tems de leurs chants de guerre et de leurs cris de joie.

(8)

J’ignore quel a été le sort des Suliotes dont je reproduis aujourd’hui les traits ; mais le premier portait un nom à jamais célèbre dans les fastes de la moderne Epire. Pour se montrer digne des héros qui l’ont illustré, cet homme a mourir, ou, s’il vit. il doit combattre encore pour le salut de la Grèce. En entrant assez brusquement dans ma chambre, il se campa devant moi d’une manière à la fois si résolue et si naturelle, que je lui fis signe de ne changer ni de lieu ni pose, et, prenant aussitôt un crayon, je m’appliquai à saisir l'expression de sa physionomie, et à retracer fidèlement son costume ( Voy . pl. I) ; c’est celui de presque tous les montagnards de la Selleïde; cependant quelques-uns d’entre eux, à cause de leur grade , ou pour d’autres raisons , portent un habillement plus élégant et plus riche , que j’ai eu soin de copier aussi. Mon dessin achevé, je le montrai à mes deux Suliotes , qui parurent également frappés de la ressemblance; mais celui qui venait de me servir de modèle, plus démonstratif que son camarade , cherchait à me témoigner , par la vivacité de ses gestes , son plaisir et son étonnement. Tout-à-coup , détachant de sa ceinture une petite écritoire portative, il traça lui-même, à côté de son portrait, quelques mots grecs que j’eus hâte de me faire expliquer : c’était son nom et celui de sa patrie ; Photo de Suli. « Eh ! quoi , demandai-je aussitôt, serait-il parent du fameux Photo-Tzavellas et de l’héroïne Moscho ’?» Quoique mon langage fût inintelligible pour lui , ces paroles parurent le frapper vivement ; les noms que je venais de prononcer, lui laissant deviner ma pensée, il répondit affirmativement, satisfait et surpris à la fois qu’un étranger connût la gloire de sa race. Il partit delà pour raconter plusieurs faits relatifs à la dernière guerre de Suli contre Ali Tebelen , et quelques anecdotes particulières aux héros de sa famille. Tout en m’occu¬ pant du portrait de mon second Suliote , j’écoutais les prolixes traductions de mon interprète : elles ne m’apprirent rien dont je n’eusse déjà connaissance ; mais j’entendais , avec plaisir , répéter ces récits de com¬ bats par un témoin oculaire; par l’un de ces mêmes braves qui ont si long-tems troublé le repos et renversé les projets du cruel et redoutable satrape de Janina. A la fin de notre séance, je me rapprochai de Photo, et , lui prenant amicalement la main : « Que le ciel, lui dis-je, te rende bientôt la joie et ta patrie ! avec de tels souvenirs , l'exil est le pire des maux. , Je vis sa figure se rembrunir , et il se retira sans me répondre.

1 Au lieu de jurer par Dieu, les Suliotes attestaient leurs sermens par l’épée de Photo, en disant : « Si je mens, que l’c'pée de Photo tianche mes ' j Pho», mmmml la gloire d.l 'iplr, la le, reor d'Ali, «* H. * tm*m, !.. PW infrèpHee h libcrli,

l'h,»o« fasse mention. Tombé , p„ Vohi.on, a,.e son 61s, entre les mains d. t,mn de l’Épine, Tœ,,llas .est appels d.nant 1. rednniable pack». . T. ,6, - » entre mes mains, lui dit Ali; les plus horribles supplices t’attendent, si tu refuses de me livrer Suli; ,

contraire , si tu y consens, je m'engage, au nom. di

- Prophète , à «endr. 1. ,1ns rieke et le pins poissant ..ijnenr de l'Albanie , choisis et prononce. . - . Simple e^taine , repartit froidement Tsarella» , |e n

" puis traiter de la reddition de >> entre tes mains , mon fils Photo . compatriotes de son engagement a\

;i tu m’accordes la liberté, j

, à mon tour, à le livrer les Suliol

c Ali, ,

i sa vie m’est chère. •> Sa proposition est agréée; Tzavellas ci ur-le-champ , écrit au satrape en ces termes :

relâché; il a

i. Pour gage de ma sincérité, je laisse , ive dans ses montagnes, lait part à ses

" Ali , je me réjouis d’avoir trompé u venger. Ma femme, qui est encore jeui de porter mon nom. Cousomme ton cr

fourbe ; je suis prêt e, me laisse l’espoir d’avoir d’aut ne, infidèle: je suis impatient de

défendre ma patrie contre un brigand tel que toi. Que mor voir d autrés enlâns. Si mon fils regrettait de mourir pour s.

:r vengeance d’un traître.

fils périsse, s’il le faut: je saurai le patrie , il serait indigne de vivre et

, ton ennemi juré, Tzavellas. »

Moscho , femme du capitaine Tzavellas et mère du vaillant Photo, fil elle-même des prodiges de valeur dans les différent. Ah-Pacha; son nom se célèbre encore dans mainte chanson grecque et albanaise. Après la paix de Tilsit , elle qualité de major, lui, comme capitaine.

le passa a

guerres que Suli eut à soutenir contre service de la France avec son fils; elle, en

(9)

Le portrait de Photo et celui de son silencieux camarade (voy. pl. II ) me firent une sorte de réputation parmi les officiers anglais en garnison à Corfou. Je dus à ce premier succès , et à 1 obligeant intérêt de mes compagnons de voyage , d'être accueilli par tous leurs compatriotes avec le plus aimable empressement. Sir Th. Maitland lui-même voulut voir mes dessins, et invita M. Hay, qui les lui avait montrés, à me conduire le lendemain à Butrinto , se trouvait alors le Pacha de l’Épire. Cette forteresse, située sur la rive opposée, était le lieu qu’Ali Tebelen avait choisi pour avoir avec le haut-commissaire une dernière conférence au sujet de la vente de Parga. Plusieurs étrangers, curieux de voir le trop fameux visir, devaient , par la même occasion, lui être présentés, et ce ne fut pas sans une vive satisfaction que j’appris que je serais du voyage. Le jour suivant, en effet, nous montâmes de bonne heure dans de légers canots que les Corfiotes appellent Lande, et nous suivîmes de près sir Maitland , à bord de la frégate le Glascow, mouillée à peu de distance des côtes d’Albanie. Ismaël Bey, fils de Véli pacha, et petit-fils d’Ali , y était aussi attendu. La barque du jeune Prince ne tarda pas à paraître, et une salve de vingt-un coups de canon annonça bientôt qu’il abordait le navire anglais. La frégate était entièrement pavoisée; les matelots, montés sur les vergues, dans les huniers et sur les haubans , agitaient en l’air leurs bonnets , en saluant leur nouvel hôte du geste et de la voix. Ce spectacle avait à la vérité quelque chose d’imposant à la vue; mais l’esprit pouvait-il être également satisfait en pensant à qui et par qui de telles marques d’honneur étaient données? La première puissance maritime du Monde, l’une des plus avancées dans les lumières et la civilisation manifestait ainsi , en présence même des glorieux souvenirs de l’antique Grèce , son respect et son amitié pour la famille d'un ancien chef de voleurs que la bizarrerie de la fortune et l’étrange abaissement des Grecs avaient porté au trône de Pyrrhus. Depuis long-tems les fêtes , les bals , les banquets réciproquement donnés et reçus par Ali Tebelen et le commissaire de S. M. Britannique, remplissaient les loisirs que ces deux importans personnages pouvaient dérober aux soins de leur gouvernement : et ce fut presque au milieu des parties de plaisir que l’on traita avec mystère de la honteuse cession de Parga , que l'on marchanda la ruine de ce dernier refuge de la liberté mourante des Hellènes.

Ismaël Bey , quoique à peine âgé de douze ans , joignait déjà à toute la gravité turque cette haute estime de soi-même qui caractérise le Musulman , et ne lui laisse voir jamais, dans les égards qu’on lui témoigne, qu’une chose naturellement due. Aussi parut-il assez indifférent à toutes ces démonstrations de joie , à tous ces préparatifs de fête, et quelqu'un lui ayant fait la remarque qu’une pareille pompe n’avait ordinairement lieu chez nous que pour les solennités royales , ce petit Pacha en espérance daigna seulement alors laisser paraître un sourire sur ses lèvres, et remercier par un geste avec toute la dignité d’un Sultan. Comme on l'avait fait monter sur le banc de quart, pour qu’il pùt mieux jouir du coup-d’œil que présentait la frégate, il fit , d’un signe , approcher un vieillard qu’on me dit être le garde-des-seeaux de son aïeul , et s’appuya nonchalamment du coude sur l’épaule de ce grand dignitaire , dont la figure fut bientôt voilée sous les nuages de fumée qui s’élevaient de la pipe du jeune Bey. Pour moi, simple spectateur de cette scène, je ne savais ce qu’il me fallait le plus admirer, ou de la facilité avec laquelle la fierté anglaise se prêtait à cette espèce de comédie , ou de l’imperturbable gravité d’un enfant que tout cet appareil et cet éclat ne purent

( IO )

déconcerter un seul instant. La figure immobile d’un ministre servant de point d'appui à la pipe de son jeune Prince, n’était pas une chose moins curieuse , à la vérité, mais au moins rentrait-elle dans les mœurs d’une nation chez qui tout ce qui n’est pas le souverain est esclave.

Le petit-fils d’Ali-Pacha, reconduit avec le même cérémonial jusqu’au bas de l’escalier de la frégate, remonta dans sa barque, et prit la direction de Butrinto, nous ne tardâmes pas à le suivre. Butrinto, anciennement Buthrotum, capitale de la Chaonie, n’offre plus que des ruines qui n’ont jamais été bien reconnues 5 dans des teins plus heureux pour la Grèce , et sous un régime moins barbare , l’on verra sans doute un jour cette contrée explorée avec fruit , et ses richesses archéologiques sortir de la nuit qui les couvre depuis tant de siècles. En attendant , les vers de Virgile et de Racine suffisent pour répandre un charme secret sur ces lieux le fils d’Anchise rencontra la veuve d’Hector , tous deux jouirent du simulacre d’une nouvelle Troie, et crurent retrouver les rivages chéris du Xanthe et du Simoïs. La for¬ teresse , si l’on peut appeler de ce nom une misérable tour percée de barbacanes et garnie de trois carions du plus mince calibre , n’est guères aujourd’hui que le seul endroit habité de cette partie de la côte. Pour y arriver, nous fûmes obligés de passer lentement au milieu d’une foule indisciplinée de Schypétars albanais à la solde d’Ali-Pacha. Groupés ça et , sans ordre et sans précaution , les uns mangeaient , les autres fumaient , tandis qu’un grand nombre se livraient encore au sommeil , et ni postes avancés ni sentinelles établies ne veillaient à la sûreté de ce camp abandonné à la seule garde du prophète. U11 pareil spectacle était pour nous aussi nouveau que curieux : il offrait à nos yeux un mélange d’éclat et de malpropreté , de recherche et de désordre , une confusion de rangs et une diversité de costumes de l’effet le plus pitto¬ resque; mais, comme artiste, je fus surtout frappé de l’air martial de ces montagnards de l’Épire, de leur structure athlétique, de la fierté de leur port , de la hardiesse de leur regard, et de la beauté de leurs têtes qu’il eût suffi d’orner d’un casque pour se représenter les héros d’Homère.

Parvenus au pied de la forteresse , dans un vaste enclos qu’on nous fît traverser , nous cherchions encore à découvrir le lieu pouvait résider le puissant souverain de l’Albanie. Une vieille masure res¬ semblant assez aux plus pauvres maisons de paysan des environs de Rome , s’offrait seule à nos regards ; elle communiquait. à la tour par une longue galerie en bois grossièrement construite, et sur le milieu de laquelle s’élevait une espèce de kiosque à la turque. C’était le pied à terre du Pacha , quand il venait sur ce point du littoral. Nous y montâmes par un escalier étroit, roide, mal assuré, et dont le misérable état répondait à celui du logis. Jusque-là , rien 11’annonçait à nos yeux ni le faste oriental , ni l’opulence du Visir; à la vérité, nous n’étions pas encore dans l’un des palais que sa cupidité criminelle avait enrichis des dépouilles de vingt Pachas ; mais combien de fois , par la suite , ai-je eu occasion, en Grèce comme en Turquie, de retrouver le luxe et la mesquinerie, l’orgueil et la misère réunis sous le même toit. Nous revîmes dans la première chambre l’on nous introduisit, le jeune Ismaël Bey assis auprès de son frère, plus âgé que lui de quelques années. Tous les deux, gravement occupés à fumer, ils eurent à peine l’air de nous apercevoir, et, de notre côté, nous ne fîmes que traverser cètte pièce pour entrer dans la seconde, se trouvait Ali-Pacha.

( -J )

Je ne pus me défendre d'une vive émotion au moment de paraître devant ce fameux personnage qui , depuis trente années , exerçait d’une manière si terrible le pouvoir commis à ses mains. Chaque instant de son règne avait été marqué par quelque acte de cruauté ou par une pensée criminelle ; et l'horreur qu’il inspirait se manifestait même à travers la conti’ainte imposée aux nombreux esclaves qui l’entouraient. Ce fut un de ces êtres stupidement dévoués à la volonté et à la garde du Pacha , qui nous ouvrit la porte de son appartement. Nous le trouvâmes assis dans l'angle d’un sofa, en compagnie du général Maitland et de trois dames anglaises que la curiosité avaient sans doute attirées comme nous dans ce lieu. Après avoir répondu à nos salutations, en portant la main droite sur sa poitrine, il nous invita gracieusement à prendre place sur son divan. Presque aussitôt de jeunes esclaves, richement vêtus, et les cheveux flottant sur leurs épaules, nous apportèrent des pipes, et nous offrirent du café dans de petites tasses de porcelaine, placées sur des soucoupes d’argent. J’aurais pu observer, avec intérêt, quelques autres particularités de ces mœurs nouvelles pour nous ; mais mon attention s’était recueillie tout entière sur Ali-Pacha. Sa physionomie douce et riante, ses manières simples et engageantes, sa longue barbe blanche donnant à sa figure un air vénérable , étaient bien propres à tromper, au premier abord, ceux qui n’auraient pas été prévenus des dehors artificieux dont il couvrait son naturel féroce. Quoiqu’il fût alors presqu’octogénaire , il était en apparence plein de santé et de vigueur , et passait pour n’avoir aucune des infirmités qui accompagnent ordinairement la vieillesse. Son visage, dont les outrages du tems n’avaient pas altéré les traits, conservait une mobilité d’expression que rendait plus remarquable encore l’étonnante vivacité de ses yeux. Affaissé cependant sous son énorme embonpoint, il ne pouvait plus s’asseoir les jambes croisées , selon l’habitude des Orientaux. Ses armes, d’un poli admirable, étaient placées près de lui et à sa portée : elles consistaient en une carabine, un long poignard et deux pistolets ornés de quelques pierres précieuses. Rien n’annonçait du reste, dans son costume riche sans magnificence, le haut rang qu’il occupait.

Sir Thomas Maitland, en nous présentant tous successivement à Son Altesse, me désigna, en particulier, comme un peintre français qui parcourait la Grèce pour ses études autant que pour son plaisir, et parla de mes dessins au Pacha. Celui-ci ayant exprimé le désir de les voir , j’ouvris mon livre de croquis que je portais partout avec moi , et je mis sous ses yeux les deux portraits de Suliotes que j’avais faits à Corfou. Celui de Photo parut fixer plus particulièrement son attention , et, laissant tout à coup éclater ce rire guttural qui lui était habituel , il s'écria : « Oh ! pour celui-ci , je le connais j c’est un de mes ennemis. » Il n’était pas à présumer qu’Ali pût reconnaître aussi soudainement , et d’après un simple dessin , cet obscur soldat frappé de proscription par une mesure générale ; il ne prononça sans doute ces mots qu’après avoir vu le nom de Photo que ce Suliote avait écrit lui-même à côté de son portrait ; et je ne fais ici cette remarque , que parce qu’il a été mis en doute, pendant long-tems, et par beaucoup de personnes, que le Pacha sût lire. Le général Maitland, peut-être autant pour sa propre satisfaction, que pour la mienne, voulant profiter du moment Ali paraissait de bonne humeur et satisfait de ce qu’il voyait , lui proposa de me laisser faire son portrait. Le vieux satrape ne répondit que par un sourire d’une expression singulière , et dont le Commissaire britannique , accoutumé au jeu de cette physionomie, sut apparemment deviner

( ?2' )

toute l’intention, car il ne crut pas devoir insister : seulement il pria Son Altesse de vouloir bien permettre au moins que je peignisse ses deux petits-fils Ismaël et Méhémet ; ce qui me fut accordé sur-le-champ et d’assez bonne grâce. Ali , s’adressant ensuite à sir Thomas Maitland, convint avec lui dune partie de chasse sur le lac de Butrinto , à laquelle il eut l’aimable attention de nous tous inviter. L’entretien , assez insi¬ gnifiant par le fond, dura encore quelques instans, pendant lesquels j’eus occasion de remarquer avec quelle étonnante facilité ce grand coupable , qu’agitaient sans doute en secret, et dans le moment même, ses funestes pensées sur Parga , sut prendre au besoin un ton de plaisanterie et de gaîté, un air de bonhomie et d’abandon si éloignés de son caractère. Après avoir fini les secondes pipes qu’on nous avait apportées, nous nous retirâmes , laissant le général Maitland seul avec le Pacha.

Pour moi , j’allai , sans perdre de tems , sous le kiosque nous avions vu les jeunes princes , et leur ayant fait connaître l’intention du Pacha , je les trouvai tous deux également disposés à me donner sur-le- champ une première séance. Le plus jeune, Ismaël Bey, parut même oublier un moment cette gravité si peu naturelle à son âge, pour témoigner, avec toute la naïveté de l’enfance , le plaisir que se promettait sa curiosité. C’était en effet une nouveauté pour lui , comme pour tout ce qui l’entourait : je m’en aperçus à l’étonnement que produisaient, sur tous les visages, les résultats successifs de mon travail. Je remarquai surtout un vieillard qui, ne cessant de parler tout haut et de gesticuler avec feu, jetait tantôt sur moi, tantôt sur mon dessin, des regards pleins de couxtoux et d’indignation. Je demandai à l’interpi'ète, à qui en voulait cet homme ; et j’appris qu’emporté par l’excès de son zèle pour ses jeunes maîtres , il m’accablait des plus horribles malédictions, m’accusant de vouloir les ensorceler en retraçant leur image. Ce préjugé est général parmi les musulmans de toutes les classes : peut-être même fut-il la seule cause secrète du refus d’Ali- Pacha , quand on lui proposa de me laisser faire son portrait} car son esprit , comme celui de tous les farouches tyrans, était un singulier mélange d'impiété et de superstition, d’endui’cissement et de faiblesse. Heureusement pour moi, l’emportement de ce vieux fanatique n’eut aucune influence sur ces deux enfans dont le plus âgé, Méhémet, doué d’une douceur et d’une docilité remarquables, aurait craint de déplaire au Pacha, son aïeul, en me témoignant la moindi-e répugnance à poser. Quant à Ismaël, d’un esprit fier, entier, opiniâti’e, il passait pour supporter difficilement la contradiction. L'on me conta qu’un jour ce petit despote courut , un pistolet armé à la main , sur l’un de ses précepteurs dont il avait peu goûté les réprimandes, et qui ne dut son salut qu’à une prompte fuite. De telles mœurs peuvent- elles former d’autres hommes! Ne voulant point, pour une première fois, mettre à l’épreuve la patience de mes jeunes modèles . je crus devoir prendre congé d’eux au bout d’une courte séance, en les prévenant que je reviendrais un autre jour terminer leurs portraits.

Nous dînâmes à bord du Glascow avec le général Maitland , que je n’avais pas encore eu le loisir de beaucoup examiner. C’était un homme d’environ soixante-cinq ans, de haute taille et fort laid. On peut même dire que son aspect avait, au premier abord, quelque chose de repoussant. Ses manières un peu brusques, son air habituellement soucieux, le son de sa voix rauque et âpre, ne faisaient qu’ajouter encore à la rudesse naturelle de ses traits. C était, au total, une de ces physionomies qu’on ne peut aisément

dépeindre , mais dont l'expression laisse un souvenir ineffaçable. Les Corfiotes, dit M. Poucjueville, accoutumés à de tout autres figures , n'en parlaient qu’avec épouvante , et 1 avaient surnommé , par antiphrase , 1 etre inci'éé. Je ne pus, au reste, le juger sur ses propres discours , la conversation ayant presque toujours eu lieu en anglais. Mais l’un de mes compagnons de voyage, M. Hay , qui était son ami , et dont je ne saurais par conséquent suspecter la sincérité , m’a positivement assuré qu’il avait plusieurs fois ouï dire à Thomas Maitland lui-même, que les Grecs ne méritaient pas l’intérêt qu’on prenait à leur sort, et que l’état d’es¬ clavage ils se trouvaient était peut-être le seul qui pût leur convenir. Paroles d'imprévoyance et de malheur, qui expliquent la destinée de Parga, et qui justifient assez la haine que les Grecs ont vouée à cet aveugle ennemi de leur salut et de leur liberté !

De retour à Corfou , je me fis un devoir d’aller me présenter chez M. Chantal , gérant le consulat de France dans les îles Ioniennes. M. le duc de Narbonne , alors ambassadeur du Roi à Naples , avait eu la bonté de me donner des lettres de recommandation pour tous les agens consulaires français dans le Levant; ce fut sans doute à la bienveillance dont il daignait m’honorer , que je dus l’accueil obligeant et flatteur qui me fut fait chez tous. Je trouvai, dans M. Chantal, cette urbanité, cette politesse, ces prévenances délicates qui me rappelèrent avec un bien vif plaisir, et mon pays, et ses heui’eux habitans : je me crus un moment en France. M. Chantal me donna , sur File de Corfou et sur les curiosités qu’elle renferme , tous les renseignemens désirables; il poussa la complaisance jusqu’à vouloir me servir lui-même de guide dans une promenade que je fis aux environs de la ville; et certes il m’eût été difficile d’en trouver un plus aimable et plus instruit. Nous terminâmes notre course par une visite au joli jardin qu’il possède dans la presqu’île. C’est une des positions les plus délicieuses qu’on puisse imaginer, et d’où l’on découvre de magnifiques points de vue. En général, les environs de Corfou sont fort beaux, et dignes encore des poétiques descriptions qui ont rendu cette île à jamais célèbre.

Je n’avais point oublié, au milieu de toutes ces distractions, les exilés de Suli, dont le sort ne m’inté¬ ressait que plus vivement, depuis que j’avais vu leur indigne persécuteur. J’allai visiter, dans leur intérieur même, quelques-uns de ces infortunés que la rage d'Ali-Pacha avait forcés de s’expatrier. Ils vivaient tous, retirés avec leurs familles, dans de pauvres habitations que la pitié des Français leur avait fait construire à la hâte, et tout près de Corfou, à l'époque où, traqués comme des bêtes fauves sur tout le territoire de l'Epire, la plupart tombaient sous le fer des bourreaux , tandis qu’un petit nombre , assez heureux pour fuir cette terre d’extermination , arrivait dans le plus affreux dénuement sur les rivages ioniens. Ils y trouvèrent secours, hospitalité, protection. Le souvenir de tant de bienfaits n’était pas éteint dans leurs âmes : à mon seul titre de Français, leurs réduits me furent ouverts, et l’on m’y présenta, en signe d’amitié , la pipe et le café. Soit par l'effet d’une méfiance qui aurait été, du reste, bien excusable, ou d’une modération natu¬ relle chez eux , ils me parurent en général aussi calmes dans leur ressentiment , que réservés dans leur douleur. Je vis partout leurs armes oisives , suspendues aux murs de leurs habitations , mais entretenues avec un soin qui semblait trahir le secret espoir qu’ils avaient de les ressaisir d’un jour à l’autre pour leur commune vengeance. L'un d’eux, à qui l’on donnait le titre de capitaine, et que je voyais traiter avec de

( *4 )

certains égards par ses camarades mêmes, me raconta, en mauvais italien, les longues calamités de son pays, l’héroïsme de ses frères d’armes , les horribles persécutions d’Ali et les secours généreux de ces Parganiotes que la haine violente du Pacha devait bientôt livrer au même sort que les enfans de Suli. C e Palicare , dont je fis le portrait ( voy. PI. 111), avait une belle physionomie, et, dans toute sa personne, quelque chose de noble et de fier qui annonçait l’habitude du commandement. Son costume, d’une coupe élégante et commode , était orné en partie de broderies d’or dont le tems n’avait pas encore entièrement effacé l’éclat ; et je remarquai que plusieurs de ses compagnons d’exil avaient, comme lui, conservé, même au milieu de leur détresse , cet extérieur recherché et cette apparence de luxe dont le goût général , parmi les Orien¬ taux, ne fait trop souvent que rendre plus sensible encore le contraste de leur vanité et de leur dénuement.

Au jour fixé pour la partie de chasse qu’Ali nous avait proposée , nous nous rendîmes de bonne heure à Butrinto. Arrivés sur les bords du lac, nous aperçûmes le Pacha qui était déjà dans sa barque, étendu sur de nombreux coussins. Après les salutations, nous montâmes nous-mêmes dans les embarcations qui avaient été préparées pour nous, et l’on donna aussitôt le signal du départ. Le canot du prince était en tête de la marche; le général Maitland suivait immédiatement dans le sien; le nôtre venait après, et, derrière nous se réunirent plusieurs autres bateaux chargés d’officiers anglais , de musiciens et d’un grand nombre de personnes de la suite du pacha. Quand nous fûmes à peu près vers le milieu du lac , les barques se séparè¬ rent, et prirent à volonté la position qui leur convenait. Bientôt cinq ou six cents Albanais, répandus sur tous les points du rivage, et, faisant l’office de chiens de chasse, se mirent à battre les taillis qui entourent le lac, en poussant d’affreux hurleinens pour effrayer le gibier et le diriger de notre côté. Le feu commença sur plusieurs points à la fois. Nous étions au centre, et tout près du pacha. Il avait à ses côtés deux jeunes Grecs d’une beauté parfaite, et très-richement vêtus; espèces de pages dont les fonctions spéciales étaient de charger ses fusils et de les lui présenter au besoin. Ali passait pour un excellent tireur ; mais soit que l’âge, en affaiblissant sa vue , eût diminué son adresse, soit qu’il fût mal disposé ce jour-là , il ne put atteindre aucune pièce sur cinq ou six qu’il ajusta.

Le spectacle que nous avions sous les yeux, était, du reste, magnifique. Le soleil brillait sans nuages- une riche et précoce verdure parait déjà les bois et les flancs des montagnes; le lac réfléchissait, dans ses eaux limpides et tranquilles, l’azur des cieux et le sommet ombragé des collines qui couronnent ses bords. De nombreuses embarcations, se groupaient pittoresquement une foule de personnages revêtus des costumes les plus variés , allaient , venaient , se croisaient en tous sens avec la légèreté des oiseaux , tandis que le bruit de la mousquetterie , mêlé aux sons de la musique , faisait retentir au loin les échos. Vers le milieu du jour, notre escadrille s’étant concentrée sur un seul point, l’on nous servit à dîner dans nos barques mêmes. Le repas était composé de poissons, de volaille bouillie et rôtie, de riz à la turque et de pâtisserie grossière faite avec du miel et de la farine de maïs. Nous mangions magnifiquement dans de la vaisselle plate appartenant alors au pacha, mais dont on prétendait que Joachim Murat avait été le premier pos¬ sesseur. Ali , par égard pour nos habitudes , avait eu l’attention de nous faire donner des fourchettes et des couteaux; mais, selon l’usage turc, il ne mangea lui-même qu’avec ses doigts.

( '5 )

Ce repas ainsi fait sur l’eau , dans la société du plus puissant visir de l’Empire , et auquel prenaient part indistinctement tant de personnes de nations, de mœurs et de conditions si différentes, offrait un coup-d’œil qui n’était pas sans intérêt. Je ne pouvais trop admirer surtout la sécurité, la confiance d’ Ali- Pacha, au milieu de cette foule d’hommes, parmi lesquels il s’en trouvait incontestablement plus d’un qui avait eu à souffrir de son horrible tyrannie. A quel degré d’avilissement fallait-il donc qu’un tel peuple fût arrivé , pour que son cruel oppresseur même crût n’avoir rien à redouter de sa haine ou de son désespoir !

Comme notre barque touchait absolument celle du pacha , je me plaçai de manière à le pouvoir considérer attentivement , et sans qu’il pût le remarquer. Depuis notre première entrevue avec Ali , je recherchais avidement l’occasion de saisir ses traits ; celle-ci me parut favorable : il avait refusé de me laisser faire son portrait; j’osai tenter de le faire malgré lui, et, quoiqu’un peu pressé, j’y réussis mieux que je ne l’avais espéré. Peut-être dois-je prévenir le public , à propos de ce portrait et de la barque d’Ali- Pacha , qui fait le sujet de ma planche VIII , que des copies de ces deux dessins ont été déjà publiées en France et en Angleterre sans mon consentement.

Avant de quitter Butrinto , j’obtins une deuxième séance pour les portraits des petits-fils d’Ali ; mais ce ne fut que quelques jours après que je parvins à les terminer. Le jeune Méhémet ne put jamais comprendre pour quelle raison je lui faisais un côté de sa jolie figure moins clair que l’autre; quelque effort que l’on fît pour lui expliquer cet effet de lumière , il l'épondait toujours : « Mais , vous voyez bien » que j’ai toutes les parties du visage également blanches. » Ce jeune homme dont plusieurs voyageurs , et entre autres lord Byron , se sont plu à vanter l’esprit vif et naturel , s’étonnait beaucoup aussi de me voir voyager avec des Anglais, ce qui l'empêcha d’être bien persuadé que je fusse Français; observation singulière et bien propre à caractériser un peuple chez qui les haines nationales sont si profondes. Je fis encore deux portraits; l’un à Butrinto, l’autre à Corfou. Le premier (PI. V) est celui du garde des sceaux d’ Ali-Pacha, dont j’ai précédemment parlé; le second représente un Suliote près de la forteresse de Corfou, ( PI. VI).

Nous quittâmes définitivement cette île le 23 mars. A quelques milles en mer , nous découvrîmes la frégate le Glascow qui se dirigeait vers Parga ; elle allait protéger, contre les violences .d’Ali, le départ de ces mêmes infortunés dont elle avait servi à négocier la ruine. Protection dérisoire ! comme s’il restait quelque chose à perdre pour un peuple qu’on force de quitter à la fois le sol qu’il habitait, le ciel qui le vit naître , et la terre dorment ses aïeux !

Au coucher du soleil, nous débarquâmes à Sayadez, nous passâmes la nuit. Le 24 au matin, montés sur d’excellens chevaux , et suivis de notre bagage , nous primes la route de Philatès. Cette ville , dont la population est mahométane , occupe le plateau d’un mont escarpé : les nombreuses plantations qui la coupent et l’environnent dans tous les sens , ses jolies maisons blanches , disséminées à la manière alba¬ naise, ses sveltes minarets, qui, de loin, semblent s’élancer du milieu d’une épaisse forêt d’orangers, d’oliviers et de citroniers, offrent au voyageur l’aspect le plus ravissant. A peu de distance de la ville, nous aperçûmes, pour la première fois, quelques femmes turques qui se retournèrent précipitamment pour nous cacher leur visage. Nous arrivâmes vers six heures à Raveni , misérable bourgade chrétienne , encaissée

dans une gorge ténébreuse par des montagnes très-élevées et d’un aspect sauvage : il fallut y passer la nuit. Le i5, nous commençâmes à cotoyer la Thyamis, dont le cours sinueux embellit et fertilise les vallées de l’antique Thesprotie. La chaleur était déjà vive; nous nous arrêtâmes, vers le rndieu du jour, pour prendre un peu de repos et une légère collation à l’ombre d’un groupe d’arbres plantés sur la rive gauche du fleuve. La fraîcheur de ce lieu , le calme qui nous environnait , la beauté des sites que nous avions sous les yeux , l’idée de ceux qui nous restaient à parcourir , tout contribuait à me jeter dans cette douce et vague rêverie l’ame se sent heureuse. Au sortir de ce joli bosquet , nous passâmes devant une petite chapelle rustique , au-dessus de laquelle on remarque une Sainte Vierge peinte à fresque. Cette image , objet de consolation et d’espérance pour le pauvre Grec voyageur, est horriblement criblée de coups de balles. D’infames Turcs, que le hasard conduit dans ce lieu , y attestent ainsi leur passage, et tout le mépris qu’ils ont pour le culte du Christ. A l’idée de tant d’outrages d’une part, de tant de souffrances de l’autre, comment ne pas se demander s'il y a plus de puissances mahométanes que de puissances chrétiennes en Europe?

7 (/ c/t: C//4U,

Il était nuit quand nous arrivâmes à Janina. Jetais près de l'antique Dodone. Je me disais, regardant vers ma gauche : était la forêt sacrée, la source prophétique 5 s'élevait l’autel de Jupiter. Je foulais le sol, et l’obscurité m’abusait. Si j’eusse visité ce lieu à la clarté du soleil , les tableaux peints par mon ima¬ gination se seraient évanouis ; car il ne l’este plus de Dodone que quelques pierres. Le lendemain, 26 mars, je fis une promenade dans la ville , en dirigeant mes pas vers le palais. Je pénétrai sans obstacle dans cette forteresse, à travers une garde nombreuse, que mon costume étranger n’étonna point; j'arrivai dans la cour intérieure. Huit ou dix chevaux supei’bes , richement caparaçonnés , étaient attachés par le pied à un anneau fixé en terre; séparés les uns des autres par des distances irrégulières, ils manifestaient leur ardeur par la vivacité , je dirais presque , par l’impatience de leurs mouvemens. Sous une galerie, au premier étage , flottaient les trois queues, enseignes du pacha. Ce spectacle, qui me donnait une idée du luxe oriental, m’intéressa vivement. Quant au reste de la ville , il n’a rien de remarquable à l’intérieur. L’aspeçt des maisons y est triste et uniforme; cependant je les trouvai assez bien construites pour des maisons turques. Je visitai le Bazar , qui renferme plusieurs rues irrégulières , avec des boutiques fort basses, les artisans travaillent et exposent leurs marchandises sous un toit en forme d'auvent. Ce lieu , entièrement couvert , est fermé chaque soir par de grandes portes , et gardé en tout tems par des chiens féroces qui sont dan¬ gereux, surtout pour les Francs. Plusieurs s’élancèrent sur moi avec furie; ils me parurent encore moins hospitaliers que leurs maîtres. Le grand sérail de Litharitza , appartenant au pacha , les palais de ses deux fds, Mouchtar et Yeli, dont les murs sont peints de brillantes couleurs, la belle nappe d’eau qui les avoisine et qui baigne le pied du mont Milchikeli, tout cet ensemble m’offrait un coup-d’œil d’une rare magnificence. Je descendis sur le lac ; je découvris, dans la petite île qui s’élève à la partie septentrionale du bassin , un joli village l’on compte sept monastèi’es. C’est presque vis-à-vis cette île que s’avance une espèce de promontoire formant l’extrémité orientale du mont Patkoras, séparé de la ville par un fossé navigable, et dominé par la forteresse et le vieux sérail. De tous côtés ma vue se reposait avec délices : je suivais des yeux, tantôt les barques des pêcheurs, tantôt les oiseaux sauvages, dont le mouvement et le vol rapide animaient le reste du tableau; j’eus peine à sortir du l’avissement j’étais plongé, pour dessiner la vue du palais et de la forteresse , (voyez PI. IX); mais à mesure que j’avançais dans ce travail , mes idées prenaient un autre cours.

En examinant toutes les parties du château le farouche Ali-lebélen vivait tranquille et redouté au milieu de ses satellites albanais , de ce château qui fut le théâtre de tant de crimes , de débauches et de supplices, je me sentis saisi de plus d’horreur que ne m’en aArait inspiré la présence du maître; je vis la porte fatale par l’on avait précipité ces dix-sept femmes grecques , qui toutes étaient mères , toutes remarquables par leur beauté, et qui furent sacrifiées, dit-on, à la jalousie des belles-filles du tyran, ou plutôt à sa propre vengeance; car il se vengeait sur elles de ce que la plus intéressante de toutes, Euphrosine, nièce de l’archevêque Gabriel , avait résisté à ses coupables désirs. Il me sembla que la porte venait de se refermer, et que j’entendais encore les cris des victimes. Je reportai ma vue sur l’île que j’avais eu tant de plaisir à contempler peu d’instans auparavant, et je me rappelai que, par ordre d’Ali, l’infortuné Mustapha, pacha de Delvino, y était mort de faim à côté de ses deux fils, ensevelis vivans dans la même prison. J’étais

( >8)

douloureusement affecté de ces souvenirs. Ainsi la barbarie d un seul homme avait pour toujours attristé des lieux que la nature se plut à rendre enchanteurs.

Un an plus tard, j’aurais trouvé l’armée du sultan campée aux portes de la ville : plus de quarante pachas, réunis sous l’étendard d’Ismaël-Pachô-Bey , y étaient accourus de tous les points de la T urquie , pour demander la tête d’Ali-Tébélen , déclaré fermanli, c'est-à-dire, hors la loi, ou plutôt, pour prendre part au pillage de ses richesses. J’aurais pu être témoin de l’incendie allumé par ses ordres , et qui consuma la ville presque entière; j’aurais pu voir les habitans poursuivis par les Albanais, repoussés et égorgés par l’armée ottomane, cherchant à fuir de toutes parts, et périssant en foule dans les flammes, dans les eaux, dans les défdés des montagnes, ils s’étaient péniblement traînés. Pendant plus de deux ans, le redoutable proscrit, enfermé dans le château du lac avec un petit nombre de ses défenseurs , puis resserré dans un étroit espace de ce fort, il avait entassé ses vivres, ses munitions, son or et ses femmes, lutta contre cinquante mille ennemis qui se renouvelaient sans cesse , les écrasa dans plusieurs sorties , et réussit à soulever contre eux le reste de ces populations guerrières qu’il avait voulu anéantir dans le tems de sa puissance. Enfin , quand il n’avait plus pour domaine que le tombeau d’Éminé, la femme qu’il chérissait le plus, et dont il avait pourtant causé la mort, quand le nombre de ses sujets était réduit à une vingtaine d’esclaves, autrefois les exécuteurs de ses vengeances, il fit encore trembler les nombreuses bandes deKourchid, en menaçant de méftre le feu à deux mille barils de poudre qui remplissaient une caverne située sous le monument. C’est ainsi qu’il avait rendu son asile impénétrable. Il aurait pu y prolonger sa résistance , si le séraskier ne l’eût attiré par trahison dans la petite île il fut lâchement assailli. Au lieu de recevoir à genoux le firman du Grand-Seigneur, Ali terrassa de ses propres mains le kafetandgi qui l’apportait; mais bientôt cerné de tous côtés , percé de balles et couvert de sang, il tomba et fut saisi par des bourreaux, qui le traînèrent igno¬ minieusement par la barbe et lui tranchèrent la tête.

Quand je passai à Janina, aucun des maux qu’on a vus fondre depuis sur cette ville ne se révélait dans l’avenir; tout y était paisible; Ali venait d’y rentrer plus riche et plus puissant que jamais. Si quelque signe eût alors annoncé aux habitans la fin prochaine du tyran , ils auraient accueilli ce présage avec joie , bien loin d’imaginer que leur propre ruine devait précéder sa chute.

Le 27 mars, avant de partir, je fis le croquis d’une mosquée et le portrait d’un jeune seigneur albanais ( PI. X) , qui , par forme de remercîment, tua et écorcha un mouton en notre présence. Je fus moins touché que surpris de sa politesse ; mais je ne laissai pas de le regarder avec un intérêt qu’il attribuait sans doute à sa dextérité, et qui avait une tout autre cause. Son action venait de me rappeler les héros d’Homère, et de me transporter , sans qu il s’en doutât , dans le camp d’Achille. Les traits et la tournure de cet Albanais prêtaient assez à 1 illusion ;• il avait le front noble et le regard fier; il était couvert de dorures ; ses armes étaient aussi éclatantes que celles qui furent forgées par Vulcain; mais en causant avec lui, j’appris qu’il était au service d Ali-Pacha, et quil se nommait Lambros ; déjà ce n’était plus Achille; quand il nous eut fait les honneurs de son mouton , il reprit sa pipe et se mit à fumer ; je ne lui trouvai plus rien d’homérique.

A midi, nous avions quitté Janina, et nous marchions sur la route de Larisse; cette journée n’eut rien

( -a)

<le fort pénible. Après avoir pendant deux ou trois heures côtoyé le lac, nous traversâmes un terrain assez âpre, mais orné çà et de vignobles, de platanes et d’autres plants d’atbres. De 'teins en terns, un hameau ou une ferme isolée venait distraire nos regards. Il était environ cinq heures, quand nous arrivâmes au khan *, voisin du pont de la Kyra. Le tàrtare qui nous accompagnait, par ordre a Ali-Pacha , nous y avait précédés, afin de faire préparer un logement, ou plutôt, de le retenir ; car nos hôtes ne firent aucun pré¬ paratif pour nous recevoir. Nous prîmes possession d’un vaste appartement, qui, servit en même tems d’éciîrie à nos dix-huit chevaux. Nous étions plus*élevés qu’eux d’environ deux pieds, mais aucune cloison ne les séparait de noùs; ils étaient- couverts par le même toit. , et leur râtelier était voisin de notre table. Après avoir ainsi mangé de compagnie, nous dormîmes tous ensemble , -les chevaux debout, le tartare tout habillé sur un morceau de tapis , les domestiques sur les bagages , et nous dans nos petits lits en fer. Ces lits sont construits de façon que les fers de la monture se replient sur eux-mêmes , et peuvent se loger dans un sac de loilê cirée; lès matelas, les draps et la couverture sont renfermés dans un sac pareil; on fait du tout un seul paquet , de deux pieds et demi de diamètre , facile à charger, sur un mulet, et qui contient ainsi un lit commode, large de deux pieds et demi , "assez semblable à nos lits de "repos. Tout voyageur doit se munir d’un de ces lits. Nous fûmes bien heureux d’avoir les nôtres, même dans la fameuse Athènes,

autrefois le séjour du luxe efc-d.es -arts. Mais si l’intérieur de notre khan était misérable, les bois et des ... * # * 0 * * m y ** , î.

collines qui l’entouraient, et surtout le voisinage .du pont, rendaient sa position pittoresque. Je dessinai le

site ; il sert de fond à la planche X.

Le 28, nous aperçûmes encore, de loin en loin ,. des habitations et quelques traces de culture; mais à mesure que nous avancions, notre marche devenait plus difficile et l’Jiorizon plus triste. Nous remontâmes jusqu'à sa source la rivière de Mezzovo, l’ancien Inachus, dont le cours est si tortueux qu’il nous fallut le traverser trente fois, non sans danger pour les hommes et les chevaux, puisqu’à la vingl-unième, un de nos mulets tomba entre les énormes pierres dont le fleuve est obstrué, et qu’il aurait péri si l’on ne se fût hâté de lui porter secours. Après avoir quitté le lit de l’Inachus, ou, pour mieux dire, le ravin il coule, nous montâmes péniblement, pendant plus de deux heures, par des chemins affreux (PI. XI). La neige qui séjourne sur ces hauteurs neuf mois de l’année, et qui avait alors deux ou trois pieds d’épaisseur, cachait les trous des rochers; nos chevaux y trébuchant à chaque pas faillirent plus d’une fois se rompre les jambes. A tous momens, nous étions obligés de nous arrêter pour tirer de dessous la neige quelqu’un de nos mulets avec une partie de nos bagages. Tous les gens de notre petite caravane, et même le tartare, marchaient à pied avec beaucoup de précaution. Un seul anglais, M. Hay, restait à cheval. Je ne voulus pas non plus en descendre; et, l’esprit exalté par je ne sais quelle ardeur poétique, saisissant de la main gauche la crinière de mon cheval, je m’aventurai sur ces rochers, à travers les précipices , comme sous la garde des divinités autrefois protectrices de ces lieux. C’était le Pinde. Tout plein des merveilles qu il retraçait à ma mémoire, je ne me disais point alors, comme je l’ai pensé quelquefois depuis, qu’Apollon et les Muses auraient choisir un autre séjour. On assure que celui-ci est délicieux l’été; mais il n’était rien moins

C’est le

qu’on donne aux auberges turques.

( ao )

qu’attrayant lorsque nous y passâmes , et il ne présentait à l’imagination que la difficulté dy atteindre. Point de culture, point de vie; partout la neige; partout des pics nus ou de noirs sapins. Au reste, il faut se souvenir que, si les poètes ont placé sur le Pinde les plus aimables de leurs divinités , jamais les historiens n’y ont vu que des hommes à demi sauvages, fiers de leur indépendance, vivant de pillage et souvent de meurtres. Dans tous les tems, ces sommets presque inaccessibles, ceux de FAgrapha , du Xéroméros et de la plupart des montagnes de ce pays, ont servi de repaire aux brigands ou d asile aux opprimés. De nos jours même, les Klephtes y ont souvent conduit leurs troupeaux ou le butin quils avaient enlevé dans la plaine; et maintenant qu’une population à moitié régénérée, ennoblie par des exploits dignes des anciens Grecs, mais épuisée par ses efforts, et massacrée par d'innombrables, bourreaux, ne peut plus que fuir et se disperser, Pinde et les autres montagnes prêteront encore l’abri de leurs rochers et l’obscurité de leurs cavernes à quelques pauvres familles, reste infortuné d’une nation qui a préféré la mort à la servitude.

A peine commençait-on, en 1819, à espérer la délivrance des Hellènes; on était loin de prévoir leur destruction. Si ces sombres pensées étaient venues alors s’offrir à mon esprit , combien j’aurais trouvé plus tristes ces solitudes ! Mais je les traversais occupé du souvenir des faits qui ont vieilli , sans songer aux événemens qui allaient naître; et quand tout d’un coup, sortant des sombres forêts de sapins qui nous environnaient, nous vîmes lès fertiles plaines de la Thessalie se déployer devant nous, parées d’une admirable verdure et brillantes de l’éclat du soleil couchant, je jouis de ce spectacle avec transport. Nous avions marché dix heures , et la nuit approchait , quand nous arrivâmes au second khan , sur la rive gauche du Pénée. L’air était vif; nous nous assîmes sur des nattes , auprès d’un bon feu. En attendant le souper , nous écrivîmes chacun notre journal à la lueur d’une torche, ou plutôt, d’un faisceau de bois résineux, allumé par une de ses extrémités, et qui forcne un flambeau naturel.

Le 29 , après sept heures de marche , nous arrivâmes à un autre khan , peu distant de ces monastères appelés Météores. Que cette journée différait de la précédente! quel bonheur de parcourir les poétiques rives du Pénée ! Jamais les gracieux mensonges de la mythologie ne s’étaient présentés à mon imagination avec tant de charmes. Je voyais cette nature que les anciens poètes avaient si bien peinte, la fraîche verdure des pelouses, mille variétés de plantes et de fleurs, les arbres parés d’un nouveau feuillage. Tantôt mon œil s’arrêtait sur de grands bois, tantôt il plongeait sur d’immenses et vertes vallées. Pas une seule route tracée par la main des hommes; on sait que la barbarie des Turcs s’inquiète peu de construire des voies publiques: mais partout de jolis sentiers creusés près du lit des ruisseaux, et naturellement bordés d’une espèce d’aubé¬ pine en arbre. La plaine s’élargissait à mesure que nous avancions. Bientôt la chaleur devenant insup¬ portable , nous fûmes aussi heureux de rencontrer un abri , que nous l'avions été la veille de trouver du feu. On nous servit du pain noir, des œufs durs et du vin rendu amer par un mélange de résine. Nous allâmes visiter les Météores.

Ils sont posés sur la pointe de rochers à pic , comme l’aire d’un aigle ; ainsi ces chartreuses aériennes méritent leur nom. J’en comptai dix assez bien conservées. Je m'arrêtai quelque tems /frappé d’un coup- d’œil si nouveau, puis je rejoignis mes compagnons au pied d’un des rochers. Ils appelaient à grands

«

( ai )

cris les habitans du monastère, qui parurent bientôt, et qui firent descendre un filet, en forme de sac, attaché à une longue corde. M. Hyett se risqua le premier. Il se plaça dans le filet, bien accroupi, et fut élevé, en quelques minutes, à cent trente pieds de hauteur, au moyen d’un cabestan manœuvré par douze moines. M. Hay monta par une échelle jusqu’à une autre échelle pliante, qui allait aboutir à un petit escalier pratiqué dans le roc. Pendant ce teins , les caloyers avaient redescendu leur appareil , se disposant à faire de nouveau tourner le cabestan. J'entrai dans le filet, et bientôt je me sentis suspendu à plus de cent pieds en l'air. Le premier ressaut de la corde me donna une assez vive secousse et me causa une espèce de frisson ; mais enfin j’arrivai et j’en fus bien aise. On nous montra une chapelle dont les voûtes et les murs étaient peints et dorés, un cloître fort propre et plusieurs cellules. Nous vîmes un caloyer à ses derniers momens, assisté par ses frères dont il paraissait s’étre fait aimer. Ce spectacle excita plutôt dans mon ame une religieuse tristesse qu’il ne fit naître ce douloureux intérêt qu’inspire la vue d’un mourant. Mes yeux se détachaient involontairement de la couche du vieillard , qui expirait dans une lente et douce agonie , pour se porter sur les compagnons dont il était environné. Leur visage était pâle, inanimé; quelquefois ils se parlaient à voix basse; leur longue casaque , leur capuchon noir, et le bonnet de feutre dont leur tête était couverte, ressemblaient à des vêtemens de deuil. Ils étaient alors séparés du monde. On les a vus depuis , au signal de la religion et de la liberté , porter au milieu des combats la croix du Rédempteur. Ils ont fait entendre les premiers chants de victoire , et tous les jours ils donnent l’exemple du martyre. Nous descendîmes du monastère, comme nous y étions montés. Je restai seul au pied des rochers pour en dessiner la vue, et je ne me retirai qu'à la nuit.

( 22 >

Le 3o, nous quittâmes à regret le charmant pays notre hôtellerie était située. Après quatre heures de marche, nous entrâmes dans la ville de Tricala, l’ancienne Tricca , patrie d’Esculape. Nous avions à peu près autant de chemin à faire jusqu’à Clocoto. Nous y arrivâmes avant le coucher du soleil. De nous apercevions les cimes éclatantes de l'Olympe, et du Pinde , également couvertes de neige. Nous avions rencontré sur notre route beaucoup de chevaux. Nous étions dans le pays des Centaures. Mais un souvenir plus poétique et plus touchant nous fut retracé par un groupe charmant de jeunes filles, accourues au devant de nous. Elles chantaient dans cette belle langue grecque qui n’a presque rien perdu de sa douceur, et leurs chants exprimaient que si elles eussent été prévenues de notre arrivée , elles auraient parsemé la route d’herbe fraîche et fleurie. N’est-ce pas une scène de l'Odyssée?

Le ier avril, nous déjeûnâmes près d’un puits, à l’ombre d’un arbre. Dans le même lieu reposait un Grec, voyageur comme nous; il achevait de fumer sa pipe pendant qu’un domestique promenait son cheval. Son costume riche de couleur, et son ample turban, le rouge dominait, me firent douter de sa religion ; mais on m’assura qu’il était chrétien. En effet , dans une espèce de giberne ornée de dessins et de dorures , qu’il portait sous le bras, était contenu un livre d’évangile. Ce livre n’est certainement pour ces hommes qu’une sorte de talisman religieux, puisque la plupart ne savent pas lire. Quand je passai de Constantinople à Buckarest avec le prince de Moldavie, je remarquai que plusieurs Grecs de sa suite étaient munis de cet objet , qu’on ne leur voit qu’en voyage , et j’appris qu’ils remplaçaient quelquefois l’évangile par une croix, une relique ou l’image d’un saint , le plus souvent leur patron. Le même jour, après dix heures de marche par une excessive, chaleur , nous arrivâmes à Tournavo.

Yéli-Pacha, fils d’Ali , donna des ordres pour que nous fussions logés chez son médecin , qui était Grec, et nous fît dire que lui-même nous. recevrait. Nous nous rendîmes à cette audience. L’entrée du palais était obstruée par une multitude d’hommes de toutes les classes et de tous les pays voisins ; mais on nous fit passer sur-le-champ dans une chambré six Turcs et trois primats grecs, tous ministres du pacha, étaient occupés à écrire sur leurs genoux : ils eurent la politesse de nous faire donner les pipes et le café , puis ils se remirent au travail. Quelques instans après, -nous fûmes conduits dans un salon qui avait environ cinquante pas de longueur, et qui était décoré avec une bizarre magnificence. Sur un vaste divan on voyait rangés symétriquement trente-huit coussins amaranthes , sur lesquels étaient brodés de charmans dessins d’un style oriental. Les parois étaient enrichies de glaces etde dorures ; le même système de décoration se conti¬ nuait sur un plafond très-élevé ; destrophées dorés et en relief occupaient du haut en has les quatre angles; des vues peintes grossièrement, sans perspective et comme nos enseignes de village, régnaient le long de la frise. Dans des encadremens cintrés , diÆsept fenêtres, toutps ouvertes, laissaient découvrir librement des campagnes déliciëuses *et , à chaque crojs^, pendait une riche cage renfermant un serin , comme si , sur cette terre de servitude , l’image d’un prisonnier était un accessoire nécessaire à tous les tableaux. Tout cet ensemble, quoique barbare , ne manquait ni de grandeur ni d’efTet. Les personnages qui se pressaient en foule dans l’ap¬ partement n’étaient guère moins singuliers que les objets qui l’ornaient. Nous en vîmes de tous les costumes , de toutes les physionomies, et sans doute nous concourions nous-mémes à l’originalité du coup-d’œil.

(»3)

Deux canapés avaient été placés exprès pour nous en face du pacha, dans le fond de la salle, à gauche; c'est la place d’honneur. Il était accroupi sur son divan, au milieu de trois Turcs, qui se tinrent debout jusqu’à ce qu’il leur eût ordonné de s’asseoir, après nous y avoir invités nous-mêmes par un geste. Nous remarquâmes sa belle tête , sa longue barbe noire et le riche poignard retenu à sa ceinture. Son corps et ses genoux étaient tellement pliés et enfoncés dans les coussins, qu’on ne pouvait deviner sa taille, ni voir comment ses mains sortaient de sa robe ou de sa pelisse. Véli nous fit une légère inclination; il nous adressa le premier la parole, s’énonçant presque toujours en grec, et quelquefois en italien. Il eut soin de rappeler l’événement de Pai'ga, et dit obligeamment à son interlocuteur anglais que la nation anglaise avait agrandi la puissance d’Ali-Tébélen. Il parla ensuite du Lion de Chéronée, qu’on venait de retrouver des bas-i*eliefs de Thespies, et de quelques autres monumens; puis, tout-à-coup , il s’interrompit pour nous offrir, suivant l’usage, les pipes et le café. Un moment après, il s’infoi-ma de nous plus particulièrement, et parut étonné d’appi'endre que j’étais français. Un de mes compagnons m’avait engagé, tout bas, à le lui cacher, parceque Yéli nous avait fait la guerre et ne nous aimait pas; mais j’aurais rougi de renier ma patrie. Le pacha me questionna sur Napoléon, sa femme, son fils, et demanda si la dispei’sion de cette famille était bien selon les l’ègles delà justice; puis il ajouta, en souriant, qu’autrefois un bai’bier français qui venait en Grèce , faisait plus de sensation qu’aujourd'hui un ambassadeur. Je compris que les derniers malheui’s de la France l’avaient l’abaissée aux- yeux de ce bai’bare. Je lui fis l’épondre que jamais la grandeur de mon pays n’avait tenu à un seul homme, que nos revers n’avaient pas été sans gloire, et que, 'pour moi, j’étais heureux et fier d’être fi’ançais. Le pacha m’avait écouté avec attention; mais je ne sais si l’interprète ti-aduisit fidèlement ma réponse; il y eut un instant de silence. Bientôt on apporta d’autres pipes. Véli pi’oposa de nous faire entendi’e une cantatrice italienne. La signora vint lui baiser la main ; mais, priée de chanter, elle s’excusa, et se plaignit de ce que l’on avait désaccordé son piano. Le pacha n’ayant plus rien à nous dire , nous offrit sa voiture pour nous conduii-e à la vallée de Tempé. Mes compagnons acceptèrent , et nous prîmes congé de Sa Hautesse.

Telle fut notre première enti’evue avec le fils d’Àli-Pacha , qui ne ressemblait à son père que par sa cruauté et par ses vices. « On sait, dit M. Pouqueville % qu’on avait traduit pour Véli les livres les plus obscènes » de l’Europe. Il se complaisait à mêler la douleur aux plaisirs, en ensanglantant par des morsures les lèvi’es » de la beauté qu’il profanait, en déchirant avec ses ongles les formes qu’il avait caressées. De mon tems, » on voyait encore , à Janina, une victime de sa lubricité , à laquelle il avait fait couper les oreilles au sortir » de ses bras. » Notre hôte , son médecin , nous apprit que ce prince était dévoré en secret par les plus honteuses maladies ; ce qui ne l’empêchait pas d’avoir un sérail.

Le 3 avril , le pacha , fidèle à sa promesse , fit mettre à nos ordres une bonne voiture à six chevaux , et nous partîmes. Un de ses agas nous accompagnait à cheval , avec le tartare et notre interprète. Après une heure et demie de marche, nous arrivâmes sur les bords du Pénée, qui sont tristes et dépouillés

Planche XXVI I.

* Histoire de la Régénération de la Grèce , lom. î, pàg. >of

C»4)

d’arbres en cet endi'oit. Pendant que l’on s’occupait à placer la voiture dans le bac , j’esquissai le mont Olympe qui élève majestueusement ses cimes, brillantes de verdure en été comme celles du Pinde, mais alors à moitié couvertes de neige. L’Olympe n’offre point de ces beautés sauvages et terribles qui saisissent d’étonnement à la vue des Alpes , auxquelles plusieurs voyageurs l’ont comparé , ou , s’il en rappelle quelques aspects, c’est toujours avec des teintes infiniment adoucies. Après avoir passé le fleuve, nous marchâmes environ deux heures avant d’arriver à Baba. Nous venions de traverser plusieurs champs de blé nouvellement levé ; nous gémissions de fouler ces moissons en herbe , et de détruii'e les espérances de quelques malheureux Grecs; mais c’était la voiture du maître, et le chemin était raccourci de quelques milles. le tartare et l’aga nous quittèrent pour se diriger vers Ambelakia , village situé sur une hauteur qui domine Baba, promettant de nous y faire préparer un repas de visir.

Il nous fallut descendre de voiture et monter à cheval, en entrant dans la gorge de Tempé. Mon imagi¬ nation lavait d avance embellie des objets les plus ravissans; nous passâmes d’abord à travers une forêt de platanes; bientôt nous fûmes obligés de marcher entre des rochers immenses, sauvages, d’un caractère imposant, mais triste, qui bordent la rive droite du Pénée. Et c’était cette contrée si riante et si chère aux poètes! Nous avions déjà parcouru le vallon dans toute sa longueur, que j’en cherchais encore les charmes. Etait-ce que 1 imagination des anciens avait été plus loin que la nature? Ou bien, ces lieux avaient- ils été désenchantés en subissant le même despotisme que les hommes? Quoi qu’il en soit, je ne reconnus point cette Tempé dont Fénélon voulait aller goûter les délices.

Dans cette course, j’avais fait plusieurs croquis; un d?eux fait le sujet de la vignette ci-dessous. Non loin J une forteresse en ruines, je lus à la surface d’un rocher , sur une tablette taillée dans le roc même , l’ins¬ cription suivante : Cassais. Longin. Pro. 'Cos. Tempe. Munivil. Il est à croire que ce fort était l’ouvrage d’un lieutenant qui servait dans l’armée de César, à la journée de Pharsale.

Il fait le fond de la planche XII,

Après avoir contenté notre désir, plutôt que satisfait notre curiosité, nous revînmes sur nos pas, et nous nous empressâmes d’aller chercher à Ambelakia le repas somptueux qui nous avait été promis. Il aurait pu être servi avec plus de magnificence , mais non avec plus de soin ni d’empressement; la contenance des pauvres Grecs, dont la maison avait été ainsi occupée au nom du pacha, leur silence et leur sérieux, tout annonçait l'habitude de l’esclavage et de l’oppression. Nous profitâmes du reste de la journée pour visiter les ateliers d’Ambelakia. Ce village, tout peuplé de Grecs , était autrefois florissant ; on tirait de ses fabriques une grande quantité Salarias, espècé de cotonnade rayée, et de tissus pluchés nommés Jocotis. Cette industrie était déjà beaucoup tombée, lorsqu’en l8i5, une peste cruelle vint ravager la Thessalie, et frapper la plus grande partie des artisans. En 1819 , Ambelaltia commençait à se relever de ce désastre ; mais un autre fléau , la guerre , y a éclaté depuis. Parmi las ouvriers , je trouvai un Français qui avait été canonnier à Corfou. J’eus le plaisir de parler avec lui ma langue , et je lui fis plusieurs questions , auxquelles il s’empressa de répondre. J’appris de la sorte qu’il brûlait de revoir son pays, et qu’il n’était retenu que pâl¬ ie besoin d’une petite somme qu’il n’avait pu amasser par son travail. Je fus touché de ses regrets; ils me parurent si naturels , que je n’examinai pas de bien près la vraisemblance de son récit. Je le pressai d’accepter quelques piastres, en lui recommandant de me rejoindre à Athènes, je pourrais lui procurer les moyens d’achever sa route. Quand il fut muni de toutes les instructions nécessaires , je le quittai , bien persuadé que je ne tarderais pas à le revoir ; mais , depuis lors , je n’ai plus entendu parler lui , et les personnes près de qui je pris des renseignemens à Athènes, me démontrèrent que j’avais été sa dupe.

En descendant d’ Ambelaltia, je fis un croquis de Baba, nous arrivâmes après une heure de marche. Nous passâmes le fleuve dans un bac pour parcourir Tcmpé sur l’autre rive du Pénée, et y chercher d’autres sites, ne pouvant renoncer à nos illusions. Nous découvrîmes en effet quelques paysages plus agréables, mais rien qui répondît à ce que nous avions espéré. Sur ces bords autrefois couverts de lauriers, un seul s’offrit à nos regards. Les Grecs le nomment encbre Daphné. Il nous rappela la métamorphose de la nymphe aimée d’Apollon. J’en emportai quelques feuilles. La vue de cet arbre isolé , et celle d’un charmant petit Grec que nous rencontrâmes dans un khan , furent les seules choses qui nous aient rappelé l’antique vallon

des poètes.

La voiture du pacha nous reconduisit à Tournavo. Le 5 , dès le matin , une députation de V éli vint nous chercher; l’Arnaoute (pl. XII) et le Grec (pl. XIII) en faisaient partie. Nous étions attendus au palais. Mêmes préparatifs, même tableau qu’à la première présentation ; la conversation prit aussi le même tour; force complimens échangés entre le Turc et M. Hay, qui était l’orateur en titre dans toutes les circonstances de ce genre. Cependant on dit quelques mots des anciens , et Véll parut bien aise de nous montrer son érudition; nous fûmes du moins convaincus qu’il avait entendu parler de son prédécesseur Achdle. Des anciens, on passa aux modernes, et le pacha eut grand soin d’appuyer, en me regardant avec un malin sourire, sur ce qu’il appelait la décadence des Français. Je ne pus m’empêcher de sourire moi-même de la stupide satisfaction de ce barbare, qui s’imaginait de bonne foi que la France était tombée bien au-dessous de son pachalick, et qu’il avait le droit de la traiter avec mépris depuis qu’il ne tremblait plus au bruit de

( ’ô)

ses armes. Mais comme s’il eût voulu atténuer l’impression fâcheuse qu il croyait avoir faite sur mon esprit, et me dédommager de ses sarcasmes , il me témoigna le désir de voir quelques-uns de mes dessins. Puis il s’adressa collectivement à tous ses hôtes , les félicita sur leur goût pour les voyages et leur amour pour 1 étude , et leur proposa une promenade pour l’après-midi ; mais nous avions pris congé du fils d Ali-Tébélen , et nous ne le revîmes plus.

Quoique je n’eusse pas emporté de lui un souvenir bien favorable , je ne pus me défendre d un sentiment de pitié, en apprenant par la suite que ce malheureux, forcé de se soumettre à la Porte et de trahir son père , avait terminé sa honteuse carrière par une mort plus lâche que sa vie. Après qu il eut livré les châteaux de Prévésa aux délégués du sultan , on 1 exila dans 1 Asie-Mirieure. Il y fut traite d abord avec ménagement; mais quand la ruine d’Ali-Pacha eut été consommée , il reçut lui-même l’ordre de mourir. Il entendit à genoux sa sentence, baisant presque les pieds de ceux qui la lui apportaient. Ses basses supplications ne lui épargnèrent aucune des horreurs qui accompagnent ordinairement les exécutions en Turquie. On étrangla, sous ses yeux , un de ses fils et son frère Salick , le bien-aimé d’Ali ; ses filles furent traînées au bazar , et vendues à des bergers turcomans *.

Avant de quitter Tournavo, je voudrais dire quelques mots de cette ville; mais je n’y trouvai rien de remarquable. S’il est vrai, comme on l’a prétendu, qu’elle comptait, vers le milieu du xvue siècle, trois mosquées et dix-huit églises, elle est considérablement déchue; il n’y a plus aujourd’hui à Tournavo que

quelques familles turques, et deux ou trois mille Grecs qui doivent être tombés dans la plus grande misère,

* - .

s'ils ont survécu aux derniers bouleversemens.

Le 6, j’eus le tems de dessiner , avant mon départ , l’aga qui nous avait accompagnés dans notre excursion à Tempé \ Nous montâmes à cheval à huit heures, et, avant dix, nous étions dans Larisse. En approchant des faubourgs, on retrouve le Pénée, dont les rives sont bordées, en cet endroit, de saules et de platanes. La fraîcheur du coup-d’œil , au-dehors , contraste avec des rues étroites et fangeuses , au-dedans. Cette ville, de la plus haute antiquité , et célèbre , dès son origine , parmi les cités de la Grèce , a passé successivement sous le joug des Romains, des Français, des Bulgares et des Turcs. Elle n’a conservé de sa première splen¬ deur que de vains souvenirs et des monumens mutilés. Dans l’écurie se rafraîchirent nos chevaux, il y avait six belles colonnes, dont deux en porphyre ; le portique d’une mosquée voisine était soutenu par des colonnes de marbre, parmi lesquelles j’en remarquai une de vert antique, substance qui, du reste, est fort commune à Larisse. Nous allâmes visiter un théâtre ancien, ou, plutôt, l’emplacement il était construit; mais nous ne vîmes point le tombeau d’Esculape, et nous ne voulûmes acheter aucune des médailles qu’on nous offrit , dans plusieurs quartiers , à un prix fort au-dessus de leur valeur.

On se fait à peine une idée de la saleté de Larisse ; on rencontre à chaque pas des amas' d’immondices et des flaques d’eau croupissante ; rien ne saurait être comparé à cette malpropreté , si ce n’est l’aspect misé¬ rable deshabitans, et « Cependant nulle ville ne serait plus convenablement située pour être le séjour d’une

' Pouqueville, Histoire de la Régénération de la Grèce.

» Planche IX.

» population heureuse , et le centre d'un commerce étendu. Placée sous le plus beau ciel.de l’Europe, » rafraîchie par la température de l’Olympe, ombragée par le mont Ossa, entourée de coteaux couverts » de productions variées , baignée par un fleuve que quelques travaux rendraient navigable pour les » barques, la capitale de la Thessalie prendrait un rang éminent dans la Grèce, à cause de sa position et » des rapports qui s’établiraient dans ce grand marché *. » Mais peut-on s’étonner de cette misère et de cette dégradation , quand on apprend qu’il suffisait à un janissaire d’envoyer un mouchoir brodé à tout chrétien devenu père, pour lui signifier que l’enfant nouveau-né devenait à l'instant même son Raia?

Nous partîmes deLarisse vers le milieu du jour, marchant à travers une campagne coupée de ruisseaux. A trois heui'es, nous fîmes une halle sur l’herbe, près d’une fontaine. Nous étions dans la plaine de Pharsale, et la célébrité des lieux élevait notre esprit aux plus hautes méditations, quand des femmes turques vinrent se placer à quelque distance de nous. Elles eurent la précaution de nous tourner le dos pour prendre leur repas ; ët , après l’avoir fini , elles se mirent à fumer. Peut-être étaient-elles assises au même lieu César avait planté sa lente. Depuis la défaite de Pompée, combien de vicissitudes cette malheureuse contrée avait subies! que de peuples l'avaient tour à tour arrosée de leur sang ! reposaient les compagnons de Blachavas , et leurs ossemens recouvraient les ossemens confondus des Grecs, des Romains et des Bulgares.

Nous continuâmes notre route; après trois heures de marche, nous t ..râmes dans la petite ville de Pharsale , qui renferme une population de quatre ou cinq mille âmes , et qui , comme Larisse , n’offre de remarquable que son nom.

Le 7, nous nous arrêtâmes près de Zomoco ; nous déjeunâmes sous un beau platane , pendant qu’un Grec , suivant l’usage , promenait nos chevaux. Après six heures de marche , nous arrivâmes à Zeitoun , située , sur l’emplacement de Lamia. La ville est bâtie sur le penchant d’une montagne , et dominée par un château en

(*8)

A cette époque, tout y était dans le calme de la servitude; mais, depuis lors, Zeitoun a entendu le bruit des combats. ont triomphé les vengeurs de la Grèce , Ipsilanty , Odysseus, Nicitas et leurs frères d armes. Là, Marcos Botzaris a péri.

De la maison nous étions logés , nous découvrions près de nous cette large baie qui déploie pour former l’Euripe ; dans le lointain , les sommets de l’OEta , du Permesse et des Thermopyles , dont une vaste plaine nous séparait. Nous l’eûmes bientôt traversée.

Le 8, nous étions sur les bords du Spèrchius, dans le khan de la Hellada , qui porte aussi le nom d’Eleu- lerochori. Ce nom avertit le voyageur qu’il foule une terre vécurent toujours des hommes libres, depuis les Di'yopes et les Doriens jusqu’à ces bandes de Klephtes, qui ont conservé les mœurs et l’indépendance de leurs aïeux. Je saluai le fleuve auquel le fils de Pélée avait consacré sa chevelure.

Nous passâmes le pont de la Hellada ; puis, après avoir franchi l'OEta, nous suivîmes pendant l’espace de deux milles la base de la montagne ‘jusqu’aux sources des Thermopyles. Ces eaux chaudes et sulfureuses jaillissent de plusieurs endroits aux pieds des rochers, qui ne laissent croître dans leurs intervalles que des oliviers sauvages et quelques buissons. Une pierre militaire' les restes d’une forteresse grecque , un corps- de-garde albanais, sont les seuls objets qui appellent les regards dans cette espèce de désert; mais nous cherchions des traces d’un tems plus reculé et plus fameux. Enfin , à peu de distance d’une ancienne voie militaire, construite par les Romains aux frais de la Grèce, nous remarquâmes un tumulus assez bien conservé. Etait-ce le tombeau de Léonidas et de ses compagnons? Saisi de respect à cette vue, je me per¬ suadai sans peine que je marchais sur la cendre des trois cents immortels. Je déposai sur le tertre une couronne de fleurs. Ces fleurs avaient été cueillies dans ce lieu ; c’étaient sans doute les mêmes fleurs dont les guerriers de Sparte avaient orné leurs cheveux au jour du combat. Quelles sensations ! quelles idées ! quels souvenirs !

Nous nous étions oubliés dans la contemplation de cet imposant spectacle. Il nous fallut regagner à la hâte la route de Salone, dont nous nous trouvions écartés. Nous traversâmes le Céphise , et nous arrivâmes enfin au khan de Gravia , dans le voisinage du Parnasse, épuisés par dix heures d’une marche très-rapide.

Le 9, nous suivîmes un fort joli sentier pour gravir le mont à la double cime. Cette route fut délicieuse jusqu’à l’endroit le plus élevé elle conduit. Nous montions toujours à la droite d’un ruisseau entraîné par sa pente à travers les rocailles , et ombragé par des platanes. Bientôt le ravin ..s’ouvrît , laissant à découvert une chaîne de montagnes inaccessibles; des forêts de sapin s’élevaient au-dessus des -pelouses qui s’étendaient au pied et sur les flancs de ces montagnes. Nos regards tâchaient de pénétrer dans l’épaisseur des bois,' comme pour apercevoir le chœur des Muses ou les bergers de l’âge d’or. Ce ravissement dura une heure; mais quand nous eûmes atteint le haut de la route, nous ne vîmes plus que d’affreux rochers, au milieu desquels il nous fallut redescendre. Un géologue eût pu admirer ces énormes masses entièrement formées de petits cailloux amoncelés; pour moi, je les vis avec surprise, mais elles me parurent désagréables à peindre.

Fatiguée cet aspect monotone, notre vue se reposa enfin sur une magnifique plaine d’oliviers. Bientôt nous découvrîmes Salone. Cette jolie ville est bâtie sur une colline, et dominée par un rocher que sur-

( 29 )

montent les vieilles tours et les murailles ruinées de son antique citadelle. Nous en parcourûmes l’enceinte. Il y avait autrefois un temple de Minerve, dont on ne retrouve même plus la place. Les habitans montrent aux voyageurs un édifice construit du tems des croisades, qu’ils nomment, on ne sait pourquoi, le palais de la reine Orée. Près de jaillit une fort belle source. Nous remarquâmes encore les débris d’une église consacrée à saint Antoine , l’entrée d’un vaste souterrain , et une grotte taillée dans le roc.

Salone, connue dans l’antiquité sous le nom d’Amphisse, était, suivant Pausanias, la ville la plus re¬ nommée de la Locride. A l’exemple de Phocée , elle eut l’imprudence de labourer le territoire de Crissa , consacré à Apollon ; la Grèce entière s’arma pour venger le sacrilège. Amphisse fut ensuite ruinée par les Romains. Ce n’est que long-tems après cette catastrophe qu’elle réparait dans l’histoire, sous le nom de Sa¬ lone. Elle fut de nouveau dévastée par les Barbares, qui en expulsèrent les Chrétiens occidentaux, devenus maîtres de la Locride au commencement du treizième siècle. En 1819, Salone comptait encore cinq ou six mille habitans, dont plus de moitié étaient Grecs; ce nombre doit être considérablement réduit depuis la guerre : mais le sang des Hellènes n’est pas le seul qui ait coulé. Lorsque Panorias et Odysseus empor¬ tèrent la citadelle, ils firent massacrer tous les Turcs qui s’y trouvaient , à l’exception d’un Bey qui abjura l’isla¬ misme. J’aurai occasion de faire connaître un des héros qui plantèrent sur ces murs l’étendard de la croix.

Après nous être reposés dans cette ville et pris des chevaux frais, comme on est dans l’usage de le faire tous les deux ou trois jours, quand on voyage en Grèce, nous continuâmes notre route vers Delphes. Nous vîmes, en passant, la bourgade de Crissa; puis, laissant à gauche le Parnasse, et à droite le montCirphis, nous eûmes à gravir la hauteur par un chemin que le tems a rendu presque impraticable. Sur les escarpe- mens qui bordent ce chemin, je remarquai plusieurs tombeaux creusés dans le roc vif et dont l’ouverture est sculptée en arcade ; j’examinai avec intérêt les sarcophages placés dans une de ces grottes.

Le panorama le plus magnifique ne tarda pas à se développer devant nos regards. Au-dessous de Delphes, des abîmes imposans; à droite, le golfe de Corinthe avec une partie de la Morée; et tandis que nous gra¬ vissions les rochers arides qui formaient la gauche du tableau , notre œil plongeait sur des vallées couvertes d’oliviers, jusqu’à la mer qui baigne l’isthme. J’étais absorbé dans la contemplation de ce spectacle, lors¬ qu’un aigle superbe s’élança de son aire à quarante pieds du lieu j’étais. Au même instant, l’un de mes compagnons déchargea son pistolet sur l’oiseau , avec tant de précipitation et si près de moi , que le coup agita mon chapeau sur ma tête : l’arme était partie au repos.

Après quatres heures de marche, nous arrivâmes suç l’emplacement de la ville d’Apollon ; le temple qui fut d’abord de bronze, et ensuite de marbre, a disparu. Une petite église consacrée à la Vierge, une cha¬ pelle le prophète Élie est honoré , sont les monumens moins somptueux , mais plus respectables , d’un culte nouveau. Dans les mêmes lieux des prêtres rendaient l’univers entier tributaire de leurs oracles, on ne trouvait, il y a quelques années, qu’une troupe de pauvres caloyers dégradés par la plus profonde ignorance, et dont la misère inspirait la pitié. Quelques huttes construites en boue, qui servent de de¬ meure commune aux hommes et aux animaux, apparaissent parmi les décombres de la cité sacrée ; ce n’est plus la superbe Delphes; c’est le miséi’able village de Castri. Nous couchâmes dans la maison d’un papas

qui, à notre arrivée, nous conduisit à la fontaine de Castalie. L’eau de cette source, excessivement froide, est limpide comme le cristal : elle tombe en cascade des roches appelées Nauplie et Hycimpèe. C est du haut de cette dernière qu’Ésope fut précipité par les Delphiens , dont il avait excité la colère en leur racon¬ tant l’apologue des bâtons flottans. Les environs sont couverts de tombeaux et de chambres sépulcrales ; leurs parois sont chargées d’inscriptions. On en lit partout, sur les marbres, sur les rochers, sur des pans de murs, dans les grottes qui sont en grand nombre, et il est vraisemblable, comme l’assure M. Pouque- ville, que si l’on avait le tems de les copier, de les restituer, et de les expliquer toutes, ce travail jetterait le plus grand jour sur les annales de Delphes et de la Grèce entière. Il y aurait aussi de précieuses décou¬ vertes à faire pour les arts , s’il était vrai que Néron, spoliateur de la Grèce, et qui prit à Delphes sept cents statues, y en laissa pourtant plus de cinq mille. Je visitai ensuite le stade, et ce fut avec une vive émotion que le lendemain , dès la pointe du jour , je courus à la fontaine de Castalie pour en dessiner la vue.

jl (Tmûrint Mrj/rrdf!

(3. )

Le io, un épais brouillard vint dérober à nos yeux un pays que nous ne nous lassions point d’admirer; mais peu à peu la brume se dissipa , et nous pûmes jouir encore de ces sites ravissans. En suivant la Foie sacrée, qui conduisait jadis enBéotie, nous découvrîmes? à un mille de distance, un grand édifice, dont la porte s’élève en se rétrécissant; l’intérieur n’offre qu’un grand amas de décombres. Ce chemin conduit ensuite au village grec d’Arachova, puis à une enceinte délabrée qui est, à ce que l’on croit, celle d'Erochos, ville des Phocéens. Elle était construite à l’entrée du Triodos , fameux par le meurtre de Laïus ; près de sont des blocs de pierre qui peuvent avoir fait partie d’un monument érigé à ce héros. Dans l’endroit même Œdipe rencontra son père sans le reconnaître, une rencontre moins fatale eut lieu en notre présence entre les conducteurs de notre bagage et cinq ou six hommes de leur pays , c’est-à-dire Albanais comme eux. Ils se réunirent tous pour former des danses, et, avec des voix de Sterîtor, ils se mirent à chanter, ou plutôt, à hurler d’une manière horriblement dissonante. Je n’ai jamais entendu de musique plus barbare que dans ces lieux la lyre grecque avait autrefois retenti.

Le 1 1 , nous visitâmes les ruines de Daulie ; plusieurs églises y sont construites avec des débris d’édifices antiques. On lit dans Homère que cette ville était le centre d’une contrée soumise au sceptre de Térée, à qui Progné servit dans un festin les membres déchirés de son fils. Chéronée, deux fois célèbre par la des¬ truction de grandes armées, s’offrit le même jour à nos regards. Nous vîmes avec un étonnement mêlé de respect les fragmens du lion colossal qu’on venait de déterrer ( pl. XYII ) , le même dont nous avait parlé le Pacha. « C’est, dit Pausanias, le signe funèbre du Polyandron desThébains, qui moururent en combattant » contre Philippe. On s’est contenté de placer un lion sur leur tombeau , pour marque de leur courage ; » mais on n’y a pas mis d’épitaphe , parce que la fortune trahit leur valeur. » Les Chéronéens appellent. plaine de sang le lieu fut livrée cette funeste bataille. On croit reconnaître aux environs les deux trophées érigés par Sylla, vainqueur de Mithridate. Les habitans nous firent remarquer, en face de la plaine, un théâtre antique taillé dans le l’oc, qui est assez bien conservé. Ils nous conduisirent ensuite dans une église dédiée à la Vierge, l’on voit deux autels antiques et un trône appelé la chaire de Plutarque. Ce fut pour nous une surprise et un plaisir d’apprendre que le nom de ce philosophe n’était pas oublié dans sa patrie.

Une pluie continuelle et très-incommode nous fit hâter notre marche : nous arrivâmes le soir à Livadie, n’ayant pu nous arrêter en route aussi iopg-tems que nous l’aurions voulu. Nous séjournâmes, le 12, dans cette ville, et je fis le portrait d’une des filles du Logothète, chez qui nous étions logés, (pl. XVI). Je m’empressai d’aller visiter l’antre si renommé de Trophonius. On me montra une caverne qui 11’a plus rien de prophétique, des restes d’inscriptions qu’on ne sait comment interpréter, une grande croix dans un des sanctuaires du paganisme, et quelques débris de temples, de monumens et de statues. Quant à la ville, elle me parut généralement assez bien bâtie. Ses maisons, entremêlées d’arbres et de mosquées, sont d’un aspect riant. J’y remarquai aussi quelques églises. Mais il n’est pas difficile de reconnaître que la guerre a souvent passé sur cette capitale de la Béotie moderne. L’ancienne Lébadée, florissante au deuxième siècle, a été en proie aux ravages de tous les barbares qui ont envahi la Grèce : une seule fois elle échappa aux malheurs dont elle était menacée ; Bajazet fut obligé d’en abandonner le siège pour marcher contre Tamerlan. La

( *> )

Béotie ne fut soumise au joug des Musulmans que vers le commencement du seizième siècle. Je causai avec mon hôte des longs désastres de la ville qu'il habitait, et du profond abaissement sa patrie était tombée ; cet entretien lui faisait éprouver une vive émotif, et je jugeai par ses paroles que si la Grèce comptait beaucoup d’hommes comme lui , elle pouvait espérer de renaître un jour à l’indépendance. Je ne me séparai pas sans regret de cet homme respectable, dont je fis le portrait le jour de mon départ, (pl. XV). Il est aujourd’hui un des chefs du gouvernement provisoire de la Grèce , et membre du congrès hellénique. C’est Jean Logothète.

Le i3, nous fîmes halte dans le village d’Érimo-Castron , composé d’une soixantaine de cabanes: nous ne remarquâmes d’abord que sa situation pittoresque , au milieu d’un terrain inégal qu’entourent l’Hélicon et le Cy théron ; mais notre attention fut bientôt détournée par la vue des fontaines et des églises qui s’y trouvent en assez grand nombre , et qui toutes ont été construites avec des fragmens de colonnes de marbre et de bas-reliefs. Quelques mots, gravés sur la pierre, nous apprirent que nous étions parmi les ruines de Thespies, et que cette ville, qui attend un nouveau fondateur, avait été autrefois rebâtie par Alexandre. Je dessinai un fragment de bas-relief qui se trouvait jeté sans précaution, pêle-mêle avec d autres débris , non loin d’une petite chapelle grecque.

(33)

Après huit heures de marche, nous arrivâmes à Thèbes, dont la situation n’est pas moins belle que celle de Thespies , et dont les ruines parlent bien plus éloquemment à lame du voyageur. Les noms de Pélopidas , d’Épaminondas , de Pindare , n’avaient pas besoin d’une inscription monumentale pour se réveiller dans notre souvenir. Comment de tels hommes n’ont-ils pas fait perdre la réputation de stupidité à une province qui s’enorgueillit en outre d’avoir donné naissance à Plutarque ?

Thèbes n’est plus cette cité dont les murailles s’élevèrent au son de la lyre d’Amphion. On n’y voit plus la citadelle de Cadmus ; à peine en reconnaît-on l’emplacement à quelques ruines , au milieu desquelles de grossières habitations sont parsemées. La population est remarquable par la fraîcheur du teint aussi bien que par la régularité des traits 5 mais elle n’est point toute du sang des Grecs : il y a beaucoup de Juifs, d’ Arméniens et de Turcs ; c’est dans la maison d’un juif que je reçus l’hospitalité. J'admirai un magnifique platane qui couvre une partie du bazar, et à l’ombre duquel les Turcs passent une grande partie du jour dans une délicieuse oisiveté; ils appellent cela faire du keff, comme nous dirions, faire du bon sang.

Le i4, je m’éloignai de cette ville, après en avoir fait un croquis, et en deux heures, j’arrivai avec mes compagnons au bord de l’Asope , dans la plaine à jamais fameuse trois cent mille Perses , sous le com¬ mandement de Mardonius , furent mis en déroute par les Grecs. Autour des murs ruinés de Platée , on trouve sept ou huit tombeaux vides et découverts; j’en dessinai la vue, un genou appuyé sur une de ces urnes , qui avaient probablement renfermé la cendre des héros.

Autrefois une procession solennelle , suivie de chariots remplis de couronnes et de branches de myrte , venait chaque année visiter ces monumens ; on les arrosait avec le sang d’un taureau noir , avec ,des flots de vin et de lait, ou avec des essences précieuses. L’archonte de Platée, après avoir fait une prière aux dieux infernaux, invitait les morts à venir prendre part au banquet et aux libations funéraires; puis, remplissant une coupe de vin, il s’écriait : « Aux guerriers qui ont péri pour la liberté des Grecs. » 1 Ainsi une population religieuse, presque contemporaine de ces guerriers, se refusait à l’idée que ses hommages s’adressaient à une vaine poussièi’e ; elle se croyait encoi'e avec ses libérateurs.

Je quittai à regret ces pierres amoncelées , et les glorieux souvenirs qu’elles avaient ranimés ne cessèrent de préoccuper mon ame que lorsque la beauté du paysage fut parvenue à me distraire. Nous gravissions des montagnes couvertes de jeunes pins, en suivant les détours d’un sentier dont l’accès était difficile poux- nos chevaux, mais qui nous offi’ait des points de vue admii-ables. Nous nous avancions dans l’Attique, et j’espérais voir Athènes le lendemain. Tantôt, à l’aspect de quelque ruine, mon esprit s’abandonnait à une rêverie mélancolique; tantôt mon cœur battait de joie, et, ne pouvant contenir mes émotions, je faisais redire aux échos de l’Attique les chants français les plus dignes de la Grèce libre.

Nous traversâmes le bourg d’Eleusis, dont les mystèi’es, empruntés à l’Egypte, s’étaient répandus dans une grande partie du monde connu. Quelle était donc cette institution si fameuse, qui avait pour but, selon ses panégyristes, de ramener l’ame à l’état de perfection d’où elle est déchue, et îî laquelle Socrate, Epaminondas et Agésilas ne voulurent pourtant pas être initiés. Le temple de Cérès , si vaste , qu’au rapport

Voyage de Poucquevillc, tome IV, liv. XI.

*8,

(34)

de Strabon, il pouvait contenir plus de trente mille personnes , n’existe plus. Sa place est marquée par une masse de débris, au milieu desquels on remarque encore de superbes chapiteaux. Je ne sais pourquoi ces ruines ne m’inspirèrent pas le même sentiment que toutes les autres; je m’y arrêtai peu : j’étais pressé de voir Athènes.

Le i5, dès la pointe du jour, je sortis de la chaumière nous étions logés dans le village de Lepsina, qui n’a pas même conservé intact le nom d'Eleusis, et je me dirigeai vers la mer, à travers les débris d’anciennes constructions presque toutes d’une belle architecture. J’arrivai seul , au lever du soleil , près des eaux de Salamine. Le ciel pur de la Grèce resplendissait de son éclat matinal. Les contours pittoresques de l’ile , les montagnes qui environnent Athènes, cette mer azurée dont les flots venaient battre le rivage avec un murmure égal et uniforme, agitée par un doux frémissement, tout concourait à me plonger dans une sorte d’extase. Il me semblait entendre le bruit des rames, les chants des vainqueurs, les gémissemens des vaincus, et mes yeux ne pouvaient se détacher de la colline d’où Xercès contempla le désastre immense de sa flotte.

Il fallut pourtant quitter ces lieux. Je remontai à Eleusis, je trouvai tout le monde prêt pour le départ. Nous marchâmes aussitôt vers Athènes; mais nous fûmes souvent arrêtés, malgré notre impatience, par l’intérêt des ruines que l’on rencontre le long du rivage. Peu de tems après avoir passé le couvent.de Daphné, nous commençâmes à découvrir la ville de Minerve ; je la saluai de loin avec transport. En y entrant, je fus sur le point de sentir se dissiper toutes mes illusions. Qu’elles me parurent mesquines et mal bâties, ces murailles modernes qui renferment tant de chefs-d’œuvre! que les rues étaient étroites et fangeuses ! et combien la physionomie des habitans était loin du caractère héroïque ! Mais les rayons du soleil doraient en ce moment le sommet des colonnes , des temples , des édifices qui sont encore debout. 11 me suffit de jeter les yeux sur quelques-uns de ces grands débris, pour reconnaître Athènes et retrouver mon enthousiasme. Nous allâmes nous installer dans la maison d’un nommé Fitcili. Cette habitation était fort simple; mais lord Byron y avait logé. Nous occupions, à quatre, trois petites chambres et un salon, sans autre meuble qu’une table au milieu et un canapé qui régnait tout autour , comme c’est l’usage en Grèce. Mais quel logement somptueux pourrait avoir plus d’intérêt? Celui-ci avait en perspective le temple de Thésée.

Avant de sortir, j’avais besoin de songer un peu à ma toilette. Je fis venir par curiosité un barbier turc. Cet homme était vêtu d un habillement brodé avec goût et même avec luxe , coiffé d’un large turban , la moustache belle et bien relevée; il s empara de ma tête, la mit sous son bras comme un melon, et me rasa en deux minutes , très-bien et avec beaucoup de légèreté.

Je me rendis chez M. Fauvel, sans autre cérémonie , m’imaginant qu’un Français devait toujours être accueilli avec empressement chez le consul de France; mais je n’avais pas réfléchi que plus d’un aventurier en abusant de 1 affabilité de cet homme respectable, pouvait avoir excité sa défiance. Je commençai à m’en douter à son abord froidement poli. Je lui remis alors mes lettres de recommandation , ce qui diminua un peu la gêne cérémonieuse du premier moment. Bientôt , en causant des monumens de la Grèce et des

(35)

beaux-arts, sujet si intéressant pour tous deux, nous commençâmes à nous entendre. Sur son invitation, je revins le visiter, et comme je le visitais tous les jours, une douce familiarité ne tarda pas à s’établir entre lui et moi. Il me montra en détail, avec une complaisance dont je fus vivement touché, toutes les richesses de son musée. Je n’entreprendrai point de les décrire. Parmi les voyageurs français qui ont vu Athènes, il n’en est pas un qui n’ait été frappé de la rareté de cette collection , et qui n’ait dit ce qu’elle contient de précieux. Cette maison simple et élégante, partout recouverte de fragmens antiques, est bien digne de celui qui l’habite ; la cour, le jardin, les dépendances, tout étale aux regards des tronçons de colonnes et de chapi¬ teaux, des statues mutilées, des pierres sépulcrales, des marbres chargés d’inscriptions 5 un ami des arts et de l’antiquité se trouve comme dans un sanctuaire; on lit çà et des décrets publics, des adieux pour l’éternelle séparation, des regrets adressés aux morts, une foule de noms célèbres ou obscurs. Au nombre des curiosités de ce musée, je remarquai de petites idoles, plusieurs ustensiles de ménage et une mâchoire humaine qui tenait encore entre ses dents l’obole due à Caron pour le passage du Styx. Que seront devenus tant d’objets intéressans, depuis que leur possesseur a été obligé d’abandonner la douce retraite il espérait finir ses jours 1 ? Je m’y rendais chaque soir, et je peignais M. Fauvel chez lui (PI. XIX). Le matin, franchissant l’Ilissus, j’allais peindre la citadelle et le temple de Jupiter Olympien (Pl.XXII); je revenais déjeuner avec le miel du mont Hymette ; je gagnais ensuite le temple de Thésée, d’où je remontais à la citadelle pour peindre le Parthénon (PI. XXI), le soleil de midi éclairant mieux cet édifice. Un des plus beaux spectacles qu’on puisse imaginer est celui que présentent tous les ans, aux fêtes de Pâques, les familles turques , grecques et albanaises, réunies autour du temple de Thésée. La musique et la danse animent les groupes nombreux de jeunes gens qui viennent faire briller dans ces espèces de panathénées leurs costumes variés , et dont le front , orné de guirlandes , se pare aussi d’une joie inaccoutumée. J’étais seu¬ lement un peu choqué de voir le janissaire écarter la foule avec un bâton , pour faire faire place à notre société; mais cela paraissait tout simple à une de nos dames , depuis long-tems habituée à ces formes orientales. En éloignant cette idée, je trouvais un charme inexprimable à contempler les mouvemens de tout ce peuple, dont les plaisirs ne devaient durer qu’un jour , en présence de ce monument que le soleil dore et vivifie depuis tant de siècles.

Le temple de Thésée fut élevé par Conon, au milieu de la ville dont il occupe maintenant une extrémité. Il est encore aujoui'd’hui dans le plus bel état de conservation, ainsi qu’on peut le voir à la Planche XXIV. On assure que c’était un lieu d’asile pour les esclaves et pour les pauvres citoyens. 11 avait reçu de nos joui's une destination qui n’est pas moins touchante ; il servait de mausolée aux malheureux voyageurs qui expi¬ raient loin de leur patrie.

J’ai essayé de peindre ce qui reste du Parthénon, d’où les chi'étiens avaient exilé la statue de Minerve pour y placer l’image de la Vierge, et qui est aujourd’hui une mosquée; chef-d’œuvre d’Ictinus et de Phidias, respecté par le tems , mutilé par les hommes. Quel serrement de cœur on éprouve en pensant que cette merveille de l’architecture antique était intacte, il y a moins de cent cinquante ans, et qu’une bombe

* La maison est rasée; on en reconnaît l’emplacement à la foule de débris de sculpture qui jonchent le sol ( Moniteur 1829).

(36)

vénitienne y a fait la première brèche! On a tant dégradé, tant enlevé, tant mutilé au Parthénon, qu’on se croirait au milieu d’une carrière. Mais la nature qui est toujours vivante et féconde a couvert de verdure et de fleurs les débris amoncelés *. J'ai rencontré ce tableau si souvent admiré du chevrier et de son troupeau au milieu des ruines célèbres ; mais j’ose dire qu’en aucun autre lieu il ne peut avoir plus d’intérêt ni inspirer plus de mélancolie.

Un sentiment de tristesse s’empara de moi et fit bientôt place à un sentiment d’indignation, quand je vis ce magnifique édifice menacé d’une destruction prochaine, depuis qu’une main sacrilège a enlevé une partie des sculptures qui le soutenaient. Le portique connu sous le nom de Pandroseon n’a pas trouvé grâce; une des admirables cariatides qui lui servent de support en a été arrachée par lord Elgin. Les Grecs , dont l’imagination est toujours vive, disaient qu'on entendait alors des gémissemens pendant la nuit, et que ces sœurs, réunies depuis tant de siècles, pleuraient leur séparation. Les Turcs seuls habitent la citadelle.

Je visitai le stade, dont la forme n’est pas changée, mais qui est entièrement dépouillé de ses marbres. Le pont de lllissus, par lequel on y arrivait, les vingt rangs de gradins dont il était entouré, le pavé, les bornes et les colonnes du temple voisin , tout était de marbre blanc , et tout a disparu. Dans un passage formant une grotte à l’un des angles du stade, je trouvai les restes d’un sacrifice récent. Je vis une espèce de patère remplie de miel et d’amandes , et un feu éteint depuis peu. On me raconta que c’était l’offrande d’une jeune fille qui venait d'adresser des vœux au ciel pour se marier, ou celle d’une femme qui demandait la faveur de devenir féconde.

Je m’arrêtai sur le Pnyx, qu’avait rempli tant de fois une foule nombreuse et frivole, prête à battre des mains aux phrases de ses orateurs , ou à prononcer un décret de bannissement contre ses plus illustres concitoyens. Je cherchai la tribune aux harangues, qui s’appuyait sur un socle dont on voit encore le vestige empreint dans le roc. Immobile et silencieux, je promenais mes regards sur cette place déserte, sur ces monumens abattus, et je me demandais : est Démosthène? sont les Athéniens ?

En parcourant ces ruines, combien de fois n’ai-je pas souhaité qu’elles fussent relevées un jour! Je- rêvais la régénération de la Grèce; j’invoquais pour elle une destinée plus heureuse, comme ce jeune Hydriote (PI. XXVII) qui se repose sur une ancre et semble attendre un meilleur avenir 3. Puisse la liberté réveiller sur ce sôl le génie des arts ! puissent nos descendans voir une autre Athènes peuplée de citoyens et les ports du Pirée , de Munychie et de Phalère couverts de vaisseaux ! Maintenant on ne rencontre plus au Pirée que la misérable hutte d’un douanier turc et le monastère de Saint-Spiridion. C’est près de ce monastère que le brave Karaïskaki a été tué.

Je viens de voir un autre brave, ancien aide-de-camp de Marcos Botzaris , qui a été envoyé à Pise et dePise à Paris, avec des recommandations près du comité grec, pour se faire guérir des blessures graves qu'il a reçues à côté de Karaïskaki , et des blessures plus graves encore qui l’ont forcé à sortir de Missolonghi avant

' & * l’archéologie, ,™l compta erieo.é „ec aotsnl de lele.i ,oe de eooeeie.ee p.e le emn,

M. Brondsted , mon honorable ami.

1 C’esl le Porlrait de Tsamados , dont le père , riche particulier d’Hydra , a été tué h la défense de Navarin.

(37)

le jour fatal tout ce qui restait de cette ville a été enseveli dans le même désastre. Cet homme, nommé Vasili Gouda , a paru si intéressant à tous ceux qui l’ont vu et à moi-même, que j’ai pensé qu’on aimerait à trouver dans ma collection sa mâle et noble figure (PL XXY). Il est sur le point de retourner en Grèce. Il ne possède plus rien au monde ; mais il veut encore se battre pour sa patrie. Il avait un fils qui a été tué d’un coup de feu , à l’âge de quatre ans. Onze de ses parens ont été traînés en esclavage. On lui demande pour les racheter seize mille piastres turques; cette rançon sera toujours au-dessus de ses moyens.

Je vis au Pirée le tombeau de Thémistocle au milieu des noirs rochers que baigne la mer. Il est entre la ville sauvée par lui , et les eaux de Salamine témoins de son glorieux triomphe. Ainsi le sang d’un des héros de la Grèce moderne a coulé près du monument consacré à l’un des plus grands guerriers de l’ancienne Grèce. Si, depuis le premier cri de liberté, Athènes a perdu encore une partie de ses antiques merveilles, en revanche elle s’est enrichie de souvenirs nouveaux , dignes de figurer à côté de ses vieilles annales.

C’est avec un vif sentiment de regret que je m’éloignai de cette patrie des arts ; mais ce regret n’avait pas uniquement sa source dans la crainte de ne plus revoir ces ruines, qui, toutes ruines qu’elles sont, n’en seront pas moins, .dans tous les tems, la véritable école du goût. Je quittais avec autant de peine l’aimable société à laquelle nous avions , mes compagnons et moi, tant de momens agréables pendant notre séjour à Athènes. Elle était composée de M. Fauvel, qui m'engageait beaucoup à rester et dont l’offre était séduisante pour un artiste ; de M. de Saint- André , consul de France àNapoli de Romanie ; de lord et de lady Ruthwen ; de M. Gropius, consul d’Autriche, et de son épouse, Grecque d'oi'igine française, femme charmante, parlant plusieurs langues avec facilité et le français à merveille, très -versée dans la connaissance des antiquités attiques; de M. Lusieri, peintre italien; enfin, de plusieurs dames grecques, qui en faisaient l’ornement, entre lesquelles je citerai les trois Consolines, qui ont inspiré la muse de lordByron, et mademoiselle Roques, la jeune personne la plus accomplie d’Athènes, pleine de grâce, de talens et de modestie, qui a été forcée de se réfugier à Marseille avec sa mère, après avoir perdu sa fortune, et couru plus d’une fois le risque de perdre la vie. Une de ces dames permit de faire son portrait (PL XXYI). Pendant que je me livrais au plaisir de peindre une descendante de ces beautés que le ciseau antique a reproduites, mon oreille fut frappée par une musique albanaise, d’un caractère tout-à-fait sauvage. Ce concert, nouveau pour moi, accompagnait une mariée à la maison de son époux; j’y courus, et je fus témoin d’une cérémonie dont j’emprunte la description à la Revue Britannique Le récit de l’observateur anglais retrace fidèlement et avec esprit mes propres souvenirs. Je le cite textuellement, parce que, plein d’intérêt et de vérité , il fait bien connaître un trait de mœurs curieux chez tous les peuples.

« Mon introducteur était un papas (PL XXYIII), d’une taille imposante, d’une trempe d’esprit et d’une force musculaire qui le rendaient plus propre à manier le mousquet que la crosse pastorale : à en juger par sa face rebondie et sa prononciation empâtée, c’était un amateur de bonne chère, qualité qui lui donnait plus de droit à l’affection qu’au respect des habitans. Personne , mieux que lui , ne faisait honneur à un baptême ou à un mariage. Il était l’ame des banquets , et donnait partout le signal de la gaîté. On

4 r . Novembre 1828.

( 38 )

devine que son apparition fut saluée par un redoublement de joie, et que, sous un guide aussi populaire, un npomtûvS c St 1 universel vint m’accueillir.

» J’étais chez les parens de la fiancée, et on allait se mettre en marche vers le domicile du futur. La maison , d’une apparence médiocre , annonçait pourtant de l’aisance. Les conviés obstruaient l’escalier de pierre pratiqué à l’extérieur, et conduisant au premier étage. Le bruit des cymbales et des tambourins se mêlait aux vivat, et préludait à l’épithalame. Les acteurs, peu nombreux, s’acquittaient si bien de leurs rôles, qu’il eût été difficile d’entendre un seul mot au milieu de ce charivari. J’eus beaucoup de peine à pénétrer, à travers la foule, jusque dans la salle. Je vis la mariée assise au centre de plusieurs groupes de ses amies. On achevait sa toilette. Sa nourrice donnait la dernière main à l’énorme édifice de sa coiffure ; désabusée , au moins pour son compte , des vanités de ce monde , elle plaçait toute sa coquetterie dans sa jeune maîtresse : la joie brillait dans ses yeux à chaque pièce nouvelle qu’elle ajoutait à sa grotesque parure j et, de tems en tems, elle tombait à genoux devant le modèle façonné par ses mains, et, dans une extase fort plaisante , sollicitait les suffrages des assistans. L’air de la jeune personne était encore plus comique : elle avait dix-huit ans , des traits fx-oidement réguliers et l’air rêveur. Ses yeux étaient petits et noirs , mais on avait cru les agrandir et leur donner plus d’expi’ession , en pi-olongeant les deux angles de ses paupières et enduisant les cils d’un noir factice. Son teint naturel avait disparu sous le plâtre blanc et rouge qui couvrait son visage. Sa coiffure à trois étages supportait un amphithéâtre de fleurs, de papier doré, de sequins. enfilés l’un à l’autre, etc... Cette coiffure est dans les familles grecques ce qu’était, au figuré, le chapeau de roses en Normandie, c’est-à-dire, le douaire de la mariée. La toilette finie, on fit circuler, dans l’assemblée, un plat destiné à recevoir les souscriptions des conviés j le montant fut déposé dans ses mains. Au coucher du soleil, le cortège se mit en mouvement. A peine la mariée, affaissée sous l'énorme échafaudage qui pesait sur sa tête , et soutenue par deux de ses compagnes , se fut-elle montrée au haut de l’escalier, qu’on entonna l’épithalame , espèce de cantilène dialoguée , psalmodiée d’une voix nasillarde , et accompagnée des gestes les plus grotesques. En descendant les marches, l’héroïne de la fête était précédée d’un jeune enfant, portant un mii’oir qu’il tenait levé pour lui procurer le plaisir de voir ses atoui's. Je remarquai quelle profita fort peu de cet appel à sa coquetterie j elle ne paraissait sensible qu’à la gêne de son accoutrement. Pendant la marche du cortège , aussi bien ordonnée que le permettaient la dimension des rues à traverser et la joie bruyante des conviés, on jetait des fleurs sur son passage, et au bruit des instrumens se mêlait l’expression emphatique de tous les vœux en usage dans de pareilles circonstances , et dont la tradition a conservé la longue litanie. Le cortège, précédé de torches, arriva, après de nombreux détours, à la maison du futur.

» Le despotisme domestique des anciens Grecs subsiste encore chez leurs descendans. Le code rigoureux des gynécées survit aux mœurs et à la religion qui l’avaient établi. En entrant dans la cour de la maison conjugale, je fus très-surpris de trouver, au lieu des éclats de joie et des félicitations bruyantes auxquelles je m’étais attendu, un flegme, une apathie que je n’aurais pas rencontrés chez des Allemands. Notre amoureux , au teint de bronze , dont, quelques rides trahissaient l’âge , était installé sous un groupe d’ormes

1 C’est-à-dire, je vous salue.

*,

(39)

et de platanes, rêvait-il aux charmes de sa fiancée, ou à l’un des coups de théâtre impromptus dont on faisait d’avance la répétition ? Non , il était en extase sous le rasoir de son barbier, et ses amis admiraient à l’envi la dextérité de cet artiste. L’opération finie et notre homme parfumé d'eau de ros^epuis les pieds jusqu’à la tête, on fit, dans l’assemblée, la même collecte que chez la mariée : tout se passawec un sérieux glacial , et je n’entrevis point le moindre sourire sur les lèvres des jeunes gens et des garçons de noce. La mariée qui, pendant ces préparatifs, s’était tenue, ainsi que ses compagnes, dans un coin de la cour, avec une résignation exemplaire, voyant son seigneur et maître prêt à la recevoir, quitta son siège et s’avança vers la maison conjugale. Ce mouvement ne fit pas la moindre impression sur lui ; il ne daigna pas même la saluer et conserva son phlegme imperturbable, jusqu'à ce que le cortège féminin eût franchi le seuil de la porte. Bientôt, et je ne compris rien à ce coup de théâtre, il se détacha du groupe qui l’avait dérobé jusque-là aux regards de sa bien-aimée, et pendant qu’on entonnait de nouveau le chant de l’hymen , il lit son entrée dans la maison , après avoir laissé son couteau dans la porte. Mon ami Logotheti , à qui je demandai l’explication de cette céi'émonie, sourit en secouant la tête; mais il ne sut que répondre.

« En entrant dans la salle avec le reste de la compagnie , je fus très-scandalisé de voir la mariée assise trois pouces plus bas que son époux , sur le siège destiné à les recevoir tous les deux. Les parens prirent place à côté d’eux, et, pendant quelques minutes, il se fit un silence général. Le mari se pavanait fière¬ ment; la femme paraissait humble et satisfaite ; mais on ne lisait sur ses traits aucune expression de bonheur. Quant aux personnes qui faisaient partie de la noce, loin de s’intéresser ou de porter envie au sort des époux . elles avaient l’air de se féliciter de ne pas être à leur place. Cependant la cérémonie religieuse allait commencer, lorsqu’un coup-d'œil de Logotheti m’annonça que j’étais de trop. Voyant que les autres visiteurs disparaissaient successivement, après quelques félicitations banales, je sortis avec eux, et en deux minutes, je me trouvai au milieu de la foule qui, à l’extérieur, faisait retentir l'air de ses acclamations ’.»

Au nombre des amis que je m’étais faits à Athènes, je dois compter le Vaivode, avec qui j’eus une singulière occasion de lier connaissance. Je m’étais rendu aupi'ès d'une mosquée, dont je voulais faire une esquisse peinte. Mon travail avait toujours été interrompu par un Turc des environs, qui me demandait de lai’gent d’une façon assez peu civile. Choqué de ses importunités, je refusai de lui rien donner avant la fin de mon ouvrage , et je pris le parti de me retirer. En retoui’nant chez moi avec ma boîte à couleui's, je passai sous les fenêtres du Vaivode, qui me i-emai’qua, et me fit prier obligeamment de monter chez lui. J’y montai sui’-le-champ, et après avoir satisfait sa cui’iosité en lui montrant l’étude que je venais de commencer, mes pinceaux, mes couleurs , ma palette et le siège pliant dont je me servais, je me plaignis des pi'océdés du Turc. 11 eut la complaisance de me dire qu'il me ferait accompagner par un Albanais de sa garde, et il tint parole; dès-lors j’eus toute liberté d’achever ma peinture. (PI. XXIX.)

J’allai avec empressement remercier le Vaivode , et depuis lors nous fûmes les meilleurs amis du monde.

1 A ces détails concernant le cérémonial d’un mariage grec , j’ajouterai une particularité curieuse sur la toilette de la mariée. Sa coiffure figure une maison. Rien de plus disgracieux que ce simulacre d'édifice placé sur une tète ; mais c’est un emblème du futur ménage , et les parens de la jeune femme lui disent : ci La maison repose actuellement sur toi ; si tu ne sais pas te tenir,

elle s’écroulera. »

C 4o )

Il m’engagea souvent à le venir voir, ne manquant jamais de joindre à son invitation la prière d apporter ma chaise de campagne. Frappé du plaisir avec lequel il ne cessait de contempler ce meuble nouveau pour lui, j’eus soin avant mon départ de lui faire construire un siège tout semblable.

.lavais fait son portrait pour moi, et je le remerciai de sa complaisance par une copie. Un jour que je devais prendre séance, j’arrivai au moment il allait se mettre à table avec quatre convives. Je les laissai faire, et je restai assis sur lesopha, me promettant quelque plaisir à être témoin d’un dîner turc. Mais le Vaivode m’invita par interprète, et, sur mon refus, me fit dire : « Je croyais que mon ami ne refuserait pas de dîner avec moi. » Je m’excusai sur ce que je venais de déjeûner à 1 instant même. Il se rendit à cette raison , et je pus les examiner tout à loisir. Ils avaient la serviette sur 1 épaule; plusieurs domestiques étaient derrière eux, debout, et toujours prêts à verser de l'eau; ils mangeaient le riz avec une petite cuiller, mais tous les autres mets avec les doigts. Le repas fut court et très-simple. Quand ils eurent fini, ils se lavèrent les mains et la bouche avec le plus grand soin. Tout cela se fit d’un air grave et solennel.

f/u P&twde ( Gouverneur ) c/tfâ&Wtà

1S&

(4. )

Au dessin de ce repas turc , qui ne manque pas d’originalité pour nous , et l’on retrouve les usages de l’antiquité, encore aujourd’hui les mêmes que dans tout l’Orient , je joindrai le dessin d’une rue d’Athènes , qui retrace peut-être aussi quelque chose de sa physionomie antique. On verra que les rues de cette ville sont étroites, sales, mal percées, et les maisons d’une apparence pauvre. Une petite église grecque, en face du spectateur , est dépourvue des signes extérieurs du culte ; il n’y a ni croix ni clocher. Notre église catholique n’en a pas davantage. Les minarets seuls dominent, et la voix du muezzim ne rappelle qu’une seule religion dans la triste Athènes. Des fragmens de marbres antiques, d’une bonne sculpture, ont servi dans toutes les constructions. On en retrouve quelques-unes dans ce petit monument chrétien. A droite, en deçà de la maison du consul d’Allemagne, indiquée par le drapeau , un bouquet est suspendu à une fenêtre, signe, me dit-on, qu’une jeune fiancée habitait cette maison ; c’était l’hommage de mai.

Près de on voit une porte basse dans un mur élevé. Cette porte et ce mur n’annoncent rien d’agréable ni d’intéressant. Aussi fus-je fort étonné, un soir que j'étais allé avec des dames grecques faire visite à l’ar¬ chevêque, de trouver dans cette demeure un jardin délicieux, bien cultivé, au fond duquel s’élevait un joli kiosque entre des fontaines et des jets d’eau, qui donnaient une fraîcheur déjà d’un grand prix au mois de mai. Au fond de ce kiosque, ouvert de tous les côtés, nous trouvâmes l’archevêque, qui nous reçut avec affabilité. Il fumait ; il me fit offrir une pipe, et à tout le monde le café. C’était le soir d’un beau jour, tels que furent au reste tous les jours que j’ai passés à Athènes. Le soleil, qui descendait derrière l’ile d’Egine, éclairait encore le sommet de l’Acropolis; mais les longues projections des collines environ¬ nantes ombraient déjà la ville, et le kiosque lui-même recevait une ombre délicieuse de la verdure dont il était entouré. On voyait çà et là, dans le jardin, des bouquets de fleurs, des eaux jaillissantes, et, sur le devant de ce beau fond, les personnages qui occupaient le divan. Les contrastes que pi’ésentaient ces hommes graves par leur caractère, leur costume et leur âge, ces femmes jeunes et presque toutes belles 5 les figures des hommes basanées et ornées de barbes blanches; les visages des femmes , brillans dans cette demi-clarté, sous des cheveux noirs que relevaient encore des fleurs disposées avec goût, et que paraient de longs voiles jetés avec une grâce infinie; tout cela formait un tableau ravissant.

Au moment je publie à Paris mon Voyage, je reçois deux lettres de ces contrées que j’ai parcourues avec tant de bonheur, l’une de M. Fauvel, et l’autre de M. Roques fils. M. Roques a perdu sa sœur à Mar¬ seille, exilée avec sa mère du pays natal. L’infortunée est morte de chagrin. Son frère a revu sa patrie; il a retrouvé des décombres à la place d’une maison charmante , son patrimoine. Quant à la lettre de M. Fauvel, dont je donne ci-après une autographie, on comprendra l’impression qu’elle dut faire sur un homme qui avait vécu avec ce respectable vieillard, qui l’avait vu jouir de cette existence heureuse que donne au magistrat une grande réputation de droiture, et à l’amant passionné des arts le séjour d’Athènes. Quel compatriote, quel étranger même n’a pas eu à se féliciter de l’accueil de M. Fauvel! M. Fauvel, l’homme d’Athènes, inséparable des monumens athéniens, n’avait d’autre désir que d’être enterré à Phi- lopappus et moulé dans sa tombe , avec cette épitaphe : Ci-gît moulé qui moula. Hélas ! sa lettre est datée de Smyrne , et quels tableaux elle retrace !

//HÿZn- 1 f tWS%

^u,^{^r7,n f~r~* m^K .^m "** ,T“;

- ' ' . ' ' ' /,A

^ i Æi -

^ ^ ^ iv;*r ^ ^

... /tftCÿü'rlvtûnu 4*i&ù c4u~> Q>hf)'U)srfsê-lMA

;,w* ^A* «AW«*,,vy,

l^-^j.:-^ v-iv- "'c Cb^hUj^/Cl. l'k/J.’^lnyJoi,

wtw« ««? A -A»*A- *•“<“ <l“/,’<- dAM^'j-4 -fcA,

^ ^al^_ j/, i Æy (a</))u> jwù. \Cld t\'c)j^up* CTol-UjiXtZ-, p#,,

g-vutSoy*. ^ ^.ji^^OiÀèh' Ja-hi -2*-4) (ru*c-i M#itZiM*%i4L

**t£pm*US~> (ÿlf/'M , .

(43 )

Qu'est devenu cet illustre octogénaire? Quel est le sort de ce Français généreux dont tout le revenu était consacré aux arts , aux recherches scientifiques , et à faire du bien? Que j’avais de plaisir à me promener avec lui , le soir, dans la ville et dans les environs ! Dans la ville , tout le monde le fêtait. Grecs ou Turcs. Dans les environs, qu’il ne parcourait jamais qu’un télescope à la main, il m endoctrinait sui tous les objets qui frappaient nos regards , en même tems qu’il recueillait des matériaux pour le plan en relief d’Athènes, auquel il travaillait depuis nombre d’années. Il est bien désirable , il est également juste que ce monument, si honorable pour la France, puisqu’il est l’ouvrage de son digne représentant, en enrichisse un jour la capitale.

Le 9 juin, à minuit, nous nous rendîmes à cheval au Pirée, nous devions nous embarquer sur Y Achille, petit bâtiment triestain.

Le io, nous nous éveillâmes au cap Sunium. Nous montâmes au temple de Minerve, et nous admi¬ râmes une des plus belles vues que les regards de l’homme puissent embrasser. Il faut avoir joui de ce spectacle pour se faire une idée de l’impression qu’il devait produire sur les disciples de Platon, quand ce philosophe les conduisait sur ce promontoire pour les entretenir de l’immortalité de l ame.

Le même jour , les îles de l’Archipel commencèrent à dérouler devant nous leur mouvant tableau -, on croirait les voir se lever successivement du sein de la mer. Nous rencontrâmes Zéa, 1 ancienne Céos , qui donna le jour à Simonides, et qui était fameuse dans l’antiquité par ses voiles et ses tissus de soie. En nous dirigeant vers Négrepont, nous laissâmes à notre gauche le promontoire de Capharéum , se brisèrent lçs vaisseaux qui revenaient du siège de Troie, sous la conduite d’Agamemnon.

Le ii, nous apercevions encore Négrepont, quoique, la veille, nous eussions vu le soleil se coucher derrière ses montagnes.

Le 12, au point du jour, nous nous trouvâmes devant Mÿtilène. Nous saluâmes cette île, qui fut con¬ sacrée à Bacchus , et qui vit naître Sapho. J"ai pu regretter de n’avoir pas salué aussi sur mon passage le rocher d'Ipsara, devenu depuis si célèbre, et dont le nom sera inscrit en caractères glorieux dans les fastes de la Grèce moderne.

Vers les trois heures de l’après-midi, nous entrâmes dans l’Hellespont. Notre bâtiment s’arrêta au lieu même avait abordé la flotte des Grecs, commandée par les Atrides. Nos pieds foulèrent ce rivage sur lequel Achille s’était élancé, brûlant de renverser Troie. Nous passâmes le Scamandre, et nous arrivâmes près du tumulus sous lequel k cendre d’Achille repose depuis trois mille ans, à côté de celle de Patrocle.

Je vis le mont Ida, le royaume de Priam. Mais je ramenai sans cesse mes regards sur le tumulus. Quel¬ ques années auparavant , mon imagination m’avait représenté Homère au tombeau d’Achille. Le tableau que je fis sur ce sujet pour la reine de Naples, sœur de Napoléon, est maintenant à Naples, dans la galerie du prince de Salerne. Je retrouvai aux bords du Scamandre toutes les impressions que j’avais éprouvées en faisant mon ouvrage, rendues plus vives par la présence des lieux et la réalité des objets.

Nous fûmes trop tôt rappelés sur notre bâtiment j il fallut partir. Un vent favorable enflait nos voiles, et nous faisait espérer d’arriver bientôt au terme de notre course , quand un épais rideau de nuages s éleva

( 44)

du couchant, et nous déroba les derniers rayons du soleil. Tout-à-coup l’obscurité devint si profonde, qu’on ne distinguait plus rien autour de soi. La pluie qui tombait par torrens, le vent qui sifflait dans les cordages, et les vagues dont l’agitation croissait à chaque instant, commençaient à nous inquiéter, d’autant plus qu’une frégate , nous suivant de très-près , empêchait notre capitaine de faire amener toutes les voiles. Elle cherchait comme nous un abri en s’approchant de terre ; mais il était à craindre qu’elle ne vînt à la fin nous briser. Cependant nous nous efforcions de cingler vers un des villages des Dardanelles, dont nous avions aperçu les minarets à la lueur des éclairs, quand tout-à-coup nous donnâmes contre un banc de sable. Le capitaine s’écria : « Nous sommes perdus. » Ces mots retentirent dans le cœur de tous les passagers, qui firent néanmoins, pour la plupart, assez bonne contenance. Les matelots abattirent la dernière voile qui restait tendue. On mit le canot à la mer, on jeta les trois ancres, et l’on fit plusieurs feux pour appeler du secours. Mais nous ne dûmes vraisemblablement notre salut qu’à la promptitude avec laquelle, et non sans peine, on se débarrassa du lest. Notre bâtiment recevait de si violentes secousses , quà tout moment nous avions peur de le voir s’ouvrir. Enfin, nous parvînmes à le dégager au moment même l’orage et la grêle cessèrent.

L idée du péril que nous avions couru s’éloigna bientôt. Quant à moi, je dormis d’un profond et délicieux sommeil. Nous nous réveillâmes, le i3, par le plus beau tems du monde, près de la côte d’Asie, nous abordâmes pour nous rendre au château des Dardanelles. Le consul anglais nous y reçut de la manière la plus hospitalière et la plus gracieuse. Dans un repas j’étais seul de ma nation, tous les convives por¬ tèrent un toast à la gloire et à la prospérité de la vieille Angleterre; j’étais trop poli pour ne pas unir mes vœux aux leurs dans cette occasion ; mais ils l’étaient trop eux-mêmes pour me refuser de boire à leur tour à la gloire et à la prospérité de la France.

Pendant notre séjour au château des Dardanelles, nous fûmes témoins d’un spectacle tout nouveau pour nous, celui d’une fête donnée par les autorités turques à un grand officier du sultan. Le pavillon ottoman flottait de toutes parts sur les forts et sur les vaisseaux. On tirait des coups de canon à boulet. On avait déployé le plus grand appareil. L’officier qui recevait tous ces honneurs était revenu d’Égypte sur la frégate qui, la veille, nous suivait de si près. On nous dit qu’on avait jeté de son bord soixante personnes mortes de la peste, ce qui ne l’empêcha pas d’entrer à Constantinople sans faire quarantaine.

En nous promenant sur les rives des Dardanelles, qui sont charmantes, nous vîmes plusieurs chariots rustiques dont les roues étaient sans rayons, et la forme semblable à celle des chars de l’antiquité. M.Hyett traversa à la nage le détroit d’Abydos , comme Léandre et Lord Byron. Il mit une heure et un quart à faire ce trajet; nous le suivions dans une petite nacelle, prêts à lui porter du secours, si ses forces l’eussent trahi. Nous vîmes au château des Dardanelles l’extérieur d’une belle mosquée dont l’entrée est interdite aux infidèles (giaours), parce que, entre autres objets de vénération, on y conserve un poil de la barbe du Prophète.

Le ,4, nous remîmes à la voile vers midi; mais presque aussitôt nous fûmes arrêtés par un calme qui nous contraignit à rester devant Palestre. Notre cuisinier nous fit oublier cette contrariété par ses bouf-

(45)

fonneries et sa guitare. Le jour de la bourrasque, ce même homme avait prié et pleuré tour-à-tour d’une manière qui nous eût paru fort comique en toute autre circonstance.

10MIË MA2SOT ©aiECÇüffi A THB8A&02 .

23)1 LA MEME BAM.EAOTE.

( 46)

Le i5, étant toujours en face de Palestro , ennuyés d’une si longue immobilité, nous mîmes pied à terre pour faire une course dans le pays. J'y retrouvai ce que je vis encore à Constantinople, une maison grecque, dans le genre de celle dont je viens de donner le dessin , avec ses galeries si bien entendues pour goûter la fraîcheur et l’ombre , avec l’aiguière et le bassin , symbole de cette antique hospitalité que 1 Orient res¬ pecte encore comme un reste de ses anciennes mœurs. Je fis le croquis d’un site, puis nous prîmes un bain de mer. Enfin, le vent s’étant élevé, nous dépassâmes l’île de Marmara, et le 16 juin , nous vîmes se lever majestueusement le soleil derrière les minarets de Sainte-Sophie.

Je fus saisi d’admiration à la vue de cet immense amphithéâtre , bordé le long du rivage par une longue file de kiosques élégans , au-dessus desquels on découvre les platanes et les cyprès qui ombragent les jardins du sérail. De loin les minarets, les dômes, les coupoles, les charmantes maisons qui s’élèvent sur la colline, m’avaient apparu comme une masse confuse au sein des eaux ; ensuite il me sembla voir trois villes séparées l’une de l’autre par un bras de mer; mais peu à peu tous les détails de ce magnifique spec¬ tacle se développèrent devant moi. A côté des mosquées l’on voit arboré le signe de l’empire ottoman, je remarquais des colonnes et des obélisques, monumens échappés à la destruction de l’empire grec. Autour de nous la mer était couverte d'un millier de bâtimens, et sillonnée en tous sens par des barques légères. Nous étions étourdis par les cris des matelots, auxquels répondaient ceux d’une foule impatiente qui attend toujours sur le quai l’arrivée des navires pour les haler avec des cordages.

On nous conduisit au faubourg de Péra, nous arrivâmes à neuf heures. C’est qu’habitent les am¬ bassadeurs des puissances étrangères et tous les voyageurs européens confondus sous le nom de Francs. Ce quartier occupe le sommet d’un coteau qui n’est séparé de Constantinople et du sérail que par le port. Du même côté se trouvent les quartiers habitent les Grecs, les Arméniens et les Juifs.

Les rues de Péra sont en général étroites et sales ; la plupart des maisons particulières ont une apparence beaucoup plus modeste que celles des quartiers logent les musulmans. On y voit plusieurs églises, mais dépouillées à l’extérieur des attributs de la religion chrétienne; la crecelle, à défaut de cloches, appelle les Grecs à la prière, enfin tout annonce la crainte d’irriter le fanatisme des osmanlis, ou de blesser leur fierte. On voit cependant les prêtres des rayas avec leurs ornemens et les signes du christianisme, la croix , l’encensoir et les cierges , procéder en public aux enterremens de leurs co-religionnaires.

On a tant de fois décrit la situation de Constantinople, son port, son aspect , ses monumens singuliers et quelquefois bizarres, que je ne tenterai même pas d’en faire une description nouvelle. Je ne parlerai pas non plus des mœurs de ses habitans; d’autres, qui ont eu plus de temps et de talent pour observer, les ont fait connaître beaucoup mieux que je rite le pourrais. Comme du temps du Bas-Empire, deux grands fléaux caractérisent encore Constantinople, la révolte et les incendies; ajoutez-y la peste , et vous aurez une idée de cette capitale de l’Orient pendant presque toute l’année. Mais Constantinople a aussi ses magnificences et ses fêtes.

Rien de plus beau qu’un grand nombre de ses édifiées) rien de plus vivant que ce canal qu’on voit souvent couvert d’une multitude de caïques, les plus jolies barques qui soient au monde, et dont plusieurs

sont toutes dorées. C’est un spectacle ravissant que de les voir se presser , quand le canal devient plus étroit , se devancer, se rejoindre. Elles volent à la surface de la mer avec une grâce et une légèreté sans égales; on remarque surtout celles des Ridjals (seigneurs turcs), dont les rameurs sont jeunes, bien faits, et vêtus uniformément d’un très-ample caleçon de toile blanche et d’une chemise de crêpe de soie , élégam¬ ment nouée derrière leurs larges épaules.

Les environs de Constantinople sont charmans; et je crois qu’il y a peu de sites en Europe comparables au village de Kiaghid-Khâna , ou des Eaux-Douces, et à la prairie deBuyuk-déré. Comme les habitans de toutes les grandes capitales, ceux d’Istamboul aiment beaucoup à se répandre dans ses campagnes déli¬ cieuses. ils se livrent à toutes sortes de jeux. J’ai vu souvent dans les vallées qui aboutissent au Bosphore des troupes de jeunes gens, montés sur des chevaux arabes, parcourir la plaine avec une incroyable ra¬ pidité, en se lançant un javelot de coudrier (le cljêrid ), qu’ils saisissent souvent au vol. Les vieillards assis sur le gazon, à l’ombre des arbres touffus qui bordent le canal , jouissent paisiblement de ce coup d’ceil, en fumant leurs longs tchiboiiks, et en regardant, avec le même calme, les exercices des baladins et des lutteurs. Il n’est pas rare d’en rencontrer qui, mollement assis, les jambes croisées sur de beaux tapis, prennent leur fusil tout chargé des mains d’un esclave, et tirent à la cible sans se déranger.

J’étais dirigé dans mes promenades par M. Jouannin, premier drogman de l’ambassade de France près la Porte ottomane, maintenant premier secrétaire-interprète du Roi à Paris. C’est avec lui que j’ai visité tous les lieux dignes de l’attention du voyageur et de l’artiste; et c’est dans sa jeune famille que j’ai reçu la plus affectueuse et la plus douce hospitalité. J'étais Français, ce titre fut ma première recommandation auprès de lui : une sympathie mutuelle donna bientôt plus de force à notre liaison, due à une rencontre fortuite. Il s’est plu à me rendre les services dont un étranger a si souvent besoin dans le pays il arrive ; et il n’y a pas de soins et de prévenances dont il ne m’ait entouré. Il voulut que j’attendisse chez lui le départ du prince de Moldavie, Michel Soulzo, avec lequel, grâce à sa recommandation, je devais partir; c’était me procurer l’avantage, très-grand pour un peintre, de voyager au milieu d’une cour orientale, et d’être défrayé de toute dépense jusqu’à Buckarest.

Je ne m’attendais d’aboi'dà séjourner que quinze jours à Constantinople, comme mes compagnons de voyage; mais ils consentirent à m’y laisser seul. Pendant trois mois, mon hôte, devenu mon ami, ajouta aux agrémens que je devais à sa société toutes les distractions qu’il fut en son pouvoir de me procurer, en m’introduisant tantôt chez quelque prince grec , tantôt auprès d’un seigneur turc, tantôt dans de riches maisons arméniennes. Je lui suis surtout redevable d'avoir connu les Duz-Oglou, intéressante famille ca¬ tholique; elle était encore au comble de la prospérité, riche , honorée , chérie , et surtout digne de l’être : hélas ! j’ai vu ses derniers beaux jours !

Mon titre de peintre et la confiance que j’eus le bonheur d’inspirer me firent admettre auprès des dames, faveur dont personne ne jouissait, excepté le confesseur et le médecin. Je fis le portrait des deux sœurs Takouhi-Doudou etlskouhi-Doudou ; des deux frères Carabet et Serkis, et enfin ceux deMmeSerkis et de son jeune enfant. Quels doux momens j’ai passés dans cette maison , belle comme un palais ! Souvent

( 48 )

après le dîner, nous nous établissions dans un kiosque situé à l'extrémité du jardin, et baigné par le Bosphore; assis sur de moelleux coussins, fumant, prenant le café, nous contemplions avec délices les eaux de c z fleuve magnifique , et ses rives dorées par le soleil de juillet, et le mouvement continuel des caïques et d’une foule de navires de tous les pays, qui donnent tant de vie au canal de la Mer-Noire.

Un jour (quel souvenir après ce qui s’est passé depuis !), nous étions réunis dans ce joli kiosque; un bon prêtre , qui me servait ordinairement d'interprète , semblait jouir de mon extase et me dit : « N’est-il » pas vrai que nous sommes bien plus heureux que vous autres Occidentaux? vous n’avez point ce soleil , » ce climat, et surtout ce repos qui n’est jamais troublé pour nous ! »

Ces derniers mots firent cesser ma rêverie; je ne voulus pas les laisser passer sans réponse. « Cela peut » être, répondis-je : en Occident nous avons du moins d’amples compensations, et nous sommes à l’abri » de la peste et du candjar. » Ces paroles n’étaient que trop prophétiques! En effet, deux jours après mon départ de Constantinople, l’autocratie turque déploya toute sa rigueur contre cette maison infortunée: aux murs mêmes de ce kiosque nous venions goûter un repos voluptueux, on pendit, par ordre du Sultan, deux des membres de cette noble famille des Duz-Oglou , tandis qu’on décapitait les deux aînés, et qu’on exposait leurs têtes à la porte du Sérail. Ceux qui échappèrent à la mort, réduits à la misère, proscrits et exilés, ne furent pas les moins à plaindre. Je l’appris plus tard avec une profonde douleur par M. Jouannin, qui, resté l’ami des Duz-Oglou dans leur infortune, a bien voulu mettre à ma disposition la note suivante.

« Descendans d’un prisonnier hongrois qui s’était fait remarquer par sa bonne conduite et son aptitude à toute espèce de travaux délicats, les Duz-Oglou se sont maintenus pendant plus d’un siècle et demi dans la confiance des Sultans , qui leur avaient conservé , de père en fils, la charge de premiers joailliers ou orfèvres de la cour. Le père de ceux que nous avons connus était un homme très-simple , d’un esprit peu étendu , mais possédant ce qu’on appelle sagesse en Turquie , c’est-à-dire une grande réserve et un éloignement marqué pour tout ce qui eût pu attirer sur lui les yeux de l’envie ou de la haine.

» Il eut de son mariage avec une dame arménienne, distinguée par son instruction et ses rares vertus, six garçons et autant de filles. En 1819, des intrigues trop habilement dirigées par des hommes qui, deux et trois ans après, ont été renversés à leur tour, parvinrent à anéantir une fortune qui était , comme nous l’avons dit, le fruit de cent cinquante ans de travaux héréditaires. Non contens de piller de si grandes richesses , les ennemis de cette maison catholique résolurent aussi , pour assouvir leur haine religieuse et politique , de verser le sang de toute la famille. On l’accusa d’avoir essayé de propager le catholicisme ; ce fut du moins le grief que contenait l’écriteau fatal placé sur les cadavres mutilés des aînés, le i5 octobre 1819. Si l’on ne fit point périr avec eux deux de leurs frères, qu’on tenait alors rigoureusement emprisonnés, ainsi que les sœurs, les veuves et les enfans de ces déplorables victimes , c’est que leur supplice fut réprouvé par le corps des Ulémas. Le Muphti avait refusé de sanctionner la sentence de mort dictée par un favori, alors tout puissant, le fameux Halet-EfTendi, qu’on a vu à Paris ambassadeur de Sélim auprès de Napoléon. Le favori se vengea de la résistance du Muphti en le faisant déposer et envoyer en exil.

» A 1 époque de 1 arrestation de ses cinq frères, Agop Duz-Oglou parcourait, en voyageur instruit et avide

(49)

d’augmenter ses connaissances , les rivages alors paisibles de la Grèce et de l’Asie-Mineure , et les îles de l’Archipel, Troie, Lesbos , Smyrne, Scio, Samos et le territoire classique d’Athènes, étaient pour la première fois visités par un Arménien occupé de toute autre chose que de spéculations mercantiles ou d’exactions de publicain. Agop Duz-Oglou s’était adjoint deux Français, l’un architecte, et l’autre ancien élève de l’École Polytechnique, pour l’aider dans ses recherches. Prévenu encore à temps des malheurs qui menaçaient sa famille, il aui'ait pu aisément s’y sousti’aire; mais il résista aux avis et aux larmes de tous ceux qui l’entouraient, et il vint lui-même au-devant de la corvette expédiée de Constantinople , avec ordre de l’amener mort ou vif. Les instructions de la Porte enjoignaient aussi au commandant de la cor¬ vette de se saisir des prétendus trésors que la famille proscrite était accusée de faire transporter en Europe pour les mettre à l'abri de tout danger. L’acte de générosité d’Agop et les faibles valeurs dont on le trouva en possession, après le plus exact inventaire, confondirent les accusateurs. Le Capitan-Pacha Abdullah , depuis Grand-Visir, touché d’un amour fraternel si peu commun, devint son défenseur devant le Sultan , arracha à la mort cette noble victime, et plus tard consomma la ruine de l’inique favori.

En mars 1820, les trois frères furent exilés à Césarée de Cappadoce. Le firman portait que cet exil serait perpétuel. Mais aussitôt après la chute de Halet-Effendi (novembre 1822), aux yeux duquel la maison Duz était coupable d’un grand crime ( il lui devait plus de neuf millions), les exilés reçurent quelque adoucissement à leurs maux , et purent former l’espoir d’un retour si désiré par leurs sœurs et leur nombreuse famille. Ce fut en février 1823 que le Sultan ordonna leur rappel; en même temps il leur fit restituer la maison paternelle, la seule de toutes leurs propriétés qu’ils regrettassent, et qu’ils avaient gémi de voir tombée , dans l’encan de leurs biens, en partage à un banquier juif, créature de Halet-Effendi dont la disgrâce le frappa également, et qui périt comme son protecteur.

Sultan-Mahmoud ne tarda point à rattacher M. Agop à son service personnel , et Sa Hautesse, appréciant ses hautes qualités et ses talens, lui rendit peu à peu les emplois qui avaient appartenu , de père en fils, à la famille Duz. La cruelle persécution suscitée dans l’hiver de 1828 contre les Arméniens catholiques de Constantinople, passa même sans atteindre ni lui ni les siens; et il jouit à cette heure (décembre i835) d’une grande estime et de la considération générale.

Il y a encore en France des cœurs qui ont précieusement conservé le souvenir de l’hospitalité de la maison Duz. Si de loin ils ont suivi avec douleur et sollicitude les phases de ses infortunes passées et des événemens politiques qui la menaçaient , ils ne peuvent au jourd’h ii||res ter indifférens, en voyant ce retour d’une prospérité dont elle n’a jamais usé que pour en faire le plus noble emploi. Quelle reçoive ici l’hommage d’une sincère reconnaissance et d’une amitié que le temps n’a pas refroidie !

Mais il faut revenir à l’époque je dus quitter ce beau pays du Bosphore. Je savais à quoi m’en tenir désormais sur ce qu’on appelle dans notre Occident la mollesse des Orientaux ; car j’avais vu et goûté leurs plaisirs; je connaissais leur vie intérieure et leur existence au dehors; les rives de l’Asie, la forêt de Belgrade et ses réservoirs pittoresques ( les bends ) m’avaient offert d’assez vives images, pour qu’il m’en restât de durables impressions.

*

( )

Je dis adieu à mes amis , et je partis le 9 septembre 1 8 19 , la veille même du jour éclata la disgrâce des Duz-Oglou.

Le prince de Moldavie était déjà campé hors de la ville 5 je le rejoignis avec les chevaux quil avait fait mettre à ma disposition. Je trouvai partout sur la route logement et nourriture avec les officiers de sa maison , quelquefois avec lui-même. Enfin sa munificence fut telle, que toute ma prodigalité eut peine à épuiser une centaine de piastres turques.

On verra dans la planche XXXVIII le portrait de Michel Soutzo, qui a résidé à Paris pendant plusieurs années. On ne me saura sans doute pas mauvais gré de donner aussi dans la planche suivante (XXXIX) le portrait de la princesse Hélène , sa fille aînée , que j’ai fait plus tard , et d’y joindre quelques mots sur ce prince, chef d’une belle et nombreuse famille.

Michel Soutzo, petit-fils de Nicolas Soutzo qui avait régné successivement sur la Valachie et la Mol¬ davie, entra de bonne heure dans la carrière politique, sous les auspices de son grand-père et du prince Jean Caradja, drogman de la Porte. Ce dernier, nommé prince de Valachie en 1812, lui donna l’une de ses fdles en mariage, avec la charge de Grand-Spathar (porte-épée) , et il lui confia plus tard la commission délicate de l'ésident ( Kapou-Kiahya ) à Constantinople. Au mois d’août 1817, il fut appelé au poste périlleux d’interprète du divan impérial, qu’il conserva jusqu’en juin 1819, époque lui fut accordée l’investiture de la principauté de Moldavie. S’il avait eu auparavant de nombreuses occasions de faire preuve d’habileté et de talent, il dut en développer davantage dans la situation critique qui précéda l’in¬ surrection grecque, et surtout quand le prince Ypsilanti en donna le signal dans le nord de l’Empire. Réduit alors par les événemens à sacrifier sa propre fortune , le prince Michel trouva d’abord en Russie un asile qu’il dut quitter sur les réclamations de la Porte. Il fut retenu dans une petite ville du Frioul pendant trois ans, qu’il consacra à l’éducation de sa famille, ainsi qu’à la culture et au perfectionnement des connaissances nombreuses et variées qu’il possédait déjà. Devenu maître de changer de résidence , il passa en Italie, vint à Genève et de en France. En servant la cause des Grecs auprès du gouvernement français , il a su acquérir des titres à la reconnaissance de ses compatriotes et à l’estime des étrangers. On l'a vu s’éloigner de Paris avec un regret qu’il a sans doute partagé lui-même.

A quelque distance de Bucharest, je pris congé du prince Soutzo, qui, en recevant mes remerciemens , voulut bien m’engager à lui écrire quelquefois, et s’excuser sur les difficultés du pays de ce qu’il n’avait pas pu faire pour moi autant quil 1 aurait désiré. J’avais fait en chemin son portrait, celui de la princesse son épouse , de son père et d’un boyard fanariote.

Pendant toute la route, j avais eu sous les yeux des tableaux pleins d’intérêt. La cour et la suite du prince formaient un ensemble de quinze cents personnes environ. Le mélange de ces costumes grecs, turcs et polonais, dans une halte au milieu des bois, à la descente d’une montagne, en traversant un village, une ville , une rivière, me procurait, comme peintre, des jouissances d’une variété infinie. La vignette qui termine le texte donne une idée de cet ensemble. On y voit la grande tente du prince, devant laquelle, et au milieu d’autres étendards , sont plantées les trois queues (tough) , marque de sa dignité , qui l’assimilait

t

aux Visirs. Sous une autre tente, pour le repos du milieu de la journée, le prince et son épouse sont entourés de leur suite.

Deux prêtres d’un village voisin viennent les saluer, et, pour leur faire honneur, des femmes leur adressent des vœux en chantant des scolies et en dansant la Romaïka, danse calme et nonchalante, dans le genre de notre menuet. Les autres personnages sont des Delis , des Arnaoutes, des Moldaves, un Tartare qui allume sa pipe , un groupe d’Albanais et de Derviches, au milieu desquels je me suis placé comme un contraste de plus.

De Constantinople à Cronstadt je mis trente-six jours 5 aussi aux frontières de la Transylvanie les officiers de la quarantaine en furent-ils bien moins sévères. Au lieu de dix-huit ou vingt jours que je devais rester au lazaret, je n’y restai qu’une demi-heure, quoique tous mes passeports fissent mention de la peste. J’avais voyagé à cheval jusqu’à Cronstadt , j’arrivai le i5 octobre ; je pris une voiture pour me trouver avec deux compatriotes. Le 21 nous étions à Clausenbourg.

Le 23 je partis de cette ville avec un étudiant en médecine et des marchands arméniens. En passant à Bude , j’allai porter une lettre à un négociant grec qui avait une fille charmante; il l’engagea à jouer quelques morceaux sur le piano, et par une attention délicate, il la pria de me faire entendre la bataille d’Austerlitz.

Ce négociant me procura un guide pour parcourir le Musée. J’y vis de vieilles armes turques et hon¬ groises, une belle collection de médailles modernes, et pas un tableau. Le lendemain je partis dans une bonne voiture, et j’arrivai à Vienne le 9 novembre. Ce fut avec le plus grand plaisir que je trouvai M. Vivian et M. Hyett, qui étaient dans cette ville depuis quatre mois. Je fus très-bien reçu par M. de Caraman , ambassadeur de France. Il approuva l’intention j’étais de rendre mes hommages à Jérôme Napoléon, dont j’avais été le peintre en Westphalie et le pensionnaire à Rome pendant deux ans.

Je fis pour mon ancien protecteur le portrait de son fils en pied, grandeur de nature, et un dessin de ses soirées à Schoenau. Il me mena à Trieste, je composai un grand nombre de portraits pour la princesse Élisa Bacciochi , ex-grande duchesse de Toscane. Cette princesse avait un album qui contenait les portraits de sa famille et de toutes les personnes admises dans son intimité , à toutes les époques de sa fortune. Elle eut l’obligeance de m’ordonner d’y joindre le mien. Je donnai ensuite quelques leçons à sa fille , et je partis , après un séjour de deux mois et demi , ravi de sa réception, comblé de ses présens , chargé même de ses lettres de recommandation pour l’Italie.

J’allai de Trieste à Venise par le bateau à vapeur. Après dix jours consacrés à voir les curiosités de cette ville merveilleuse, je la quittai rempli d’admiration pour l’Ecole vénitienne. Je ne fis que traverser Bologne et Florence. Ce fut dans le Musée de cette dernière ville que je rencontrai mon ancien camarade d’Aca- démie, Horace Vernet. Nous dînâmes ensemble chez le célèbre sculpteur Bartolini, avec les artistes les plus distingués de Florence. O11 y parla de peinture , on y parla de la France : entouré de confrères et de compatriotes, je sentis deux cordes vibrer à la fois dans mon cœur. En Italie je pus reprendre ma douce

C&O

vie d’artiste , en achevant le tableau que j’avais ébauché avant mon départ ( Camille et les Gaulois au pied du Capitole). Mais la patrie me manquait, comme elle m’avait manqué en Grèce et sur les rives du Bos¬ phore; et lorsqu’enfin, après avoir traversé Perugia, Spoletta et Terni, j’arrivai le 18 avril à Rome , je compris qu’un voyage me restait encore à faire, celui de Rome à Paris.

H£AJ^ MJ PRIME DE MOLDAVIE .

PL. V.

LIE, ÇAME ©ES SCEAUX B AM ° PACHA

JTH SU) MOT® A CWmiPOÏT

LIE TFM/AïïK BT LA M^nUttn ME JAfltt , Vüg ..DU LAC

-

rar FAG3B TOI

^ae^ux 9c tÔliMiixf/U1.

BBS MimÈOBJES IB11 TMESSAXIB ET DE MMK

: ~ ~ _

ÏÏTN TAlETAffilfi m JUBg ]»A(SMIERiâ ©HJ TLMDM ©ffi (DHlEM©NN]EIfi .

s'iamsm mimihmm üBipi^mw jimtoemmh

lü’ACD'MOJPdDIhH $

I* PARTllRNOtf.

WM «OOWl ’St't/e J/l'amfi J, . SatcÂ-ÿoKa,

jrV iPacsi, <• /jyyïô/i,K CW?f

“< K t-v> *

IM OTSKIIKIE OBIBC JgT IM HMD

L.XX3X.

IM..XXXJI .

UJT JAMSSAIMÈ KSdU PAiLaïïS ETT OT BOSTAWM .

pl.xxxvh.

UJM M11M3LOTJK

_

■'

3«W-

%£rW,

fifeÉSf

Waf'WW.'A'S

:>4Ci2p

«PW

. •• -

, ^v£l

IS88I1

'V %S& ;

Sff^sàsPËSi

', - '„*»■* r4

y»i*ssisaæ

']' ■/

-i4>S

WM®

îs| pîSS?3

miHESSSSBmi

,1=

■>^'-::,/ï. v.j'.-."- ' ' <»,*■

■;■ v * ~ ,

vV-A^* : .••••:• *.> •>•;;

Si »

r •■ »‘

S9s»3

’.Hpiiàü •"•'

<:-'>!-'.*vv •; êï$ï-& ; ; * * ^T -’ ' > .,.<► - /

" 'v';%

SÊp?

gif

■■

+

■'***&** SZ<\

À '•« j .

j;..;'i . .:• - x ' i

I

. *7 !#!

'W..-> ^

■fv . . *wÿ .

, -JE? ^ i^. -ÿîxfâîT,

•r^" Z,:.*/'' ,p-~ '-*. ÿvi4,

v-jjg (f .. - - ' mê?

.Mets <44- . « <•_* -

' 1 - » ;"-:^r .' ••

;

wt si&Pjz

C~-7Jr - . IP

' ' ' i'm*

. v <■ *-e' "Ÿ^cvig^j:4 . y-: w

I* 7*- ^4^*7^*“ •*-«-**- -'•'•_ -j. J . -fC >Æj ^

1 v’^^a < j, T:

! >? JPFwPs v

■>. - ^ t *$*££* ;

>?/> 'k-*a#9& » ~ ^.7^7* •■

Je? fe: É -> , - > J& > ,«->**

Av l'i"'*î*l W ’' *• V'

fil - ' ' , 3<#" .- m

./ /

.«*

'</ /f^> \

^pik^

-5'

*~-ÇSkà0

. . ■# % ^

.... 1 * r F- ^ ' v ^ 1 >

[■• . .v

' ,>< - -J è

j?<'‘‘ ,■ * %'3jr^ 13^- î< •• -rT* ’v*" <, * *

-i . ^ ü5«r: '^^fJgm .. _ «

.,AV. vto/»*W'' I" . . s’j?^' -.. <K,

vfp -Çw**-. MJfC.- "• ivSfe»»* -

C ^ F

f- ''■r"' i

•* V

«

if ^